Mémorial des Saints
Hâfez
Chams al-din Mohammad Hâfez (ou Hâfiz), ainsi appelé parce qu'il connaissait le Coran par coeur (Hafez signifie "gardien" en arabe), est considéré comme l'un des plus grands poètes persans avec Omar Khayyâm et Jalâl al-Din Rumi. En dehors des légendes colportées par les anciens biographes, on sait peu de choses de sa vie réelle sinon qu'il est né à Chiraz dans les années 1320 et qu'il passa pratiquement toute sa vie dans cette ville fondée au VIIe siècle près des ruines de Persépolis (Sud Ouest de l'Iran). Son père mourût lorsqu'il était encore enfant mais il semble avoir reçu une excellente éducation classique en langue, en théologie et en littérature arabe. Dans le florissant centre de civilisation islamique de Chiraz il devînt très tôt membre de la secte mystique des Soufis, puis professeur de théologie coranique et poète officiel d'abord à la Cour de Abou Ichâk, ensuite à la Cour de divers autres souverains qui le tinrent plus ou moins en grâce. Il refusa tout au long de sa vie de se mettre au service d'autres princes que ceux de sa ville natale. Il ne devînt vraiment célèbre qu'après 1368, année où il rassembla ses poèmes dans un premier Divan qui n'eût pas qu'un rôle littéraire. L'ouvrage servait aussi -- et sert encore --, en tant que "langage de l'invisible", à des fins religieuses et divinatoires dans tous les pays d'Orient. Il suffit de poser une question et d'ouvrir une page du livre au hasard, la lecture et la bonne interprétation du poème apportent alors la réponse. Hâfez est mort en 1389 ou 1390. Son tombeau, situé dans les jardins Mousalla de Chiraz, est devenu un lieu de pèlerinage des amoureux de la vie et de la poésie.
"Assieds-toi sur le bord du torrent
Et dans les flots tourbillonnants
Contemple la vie éphémère qui s'écoule."
-- Hafez
Ses longs cheveux étaient dans le désordre, son visage était chaud et couvert de/ rosée, ses lèvres souriaient, son col de chemise tombait légèrement à part / elle chantait une poésie d'amour, elle avait un gobelet de vin à sa disposition et elle était légèrement hors de contrôle/ ses beaux yeux étaient belliqueux et ses lèvres exprimaient des regrets / Elle est venue la nuie passée à minuit à mon chevet et s'est assise / Elle approcha sa tête à mon oreille et avec une voix douce elle m'a dit :/ Ah, mon amoureux fidèle, êtes vous somnolent ?/ Un amoureux à qui un vin si nocturne est offert est infidèle à l'amour s'il ne devient pas un adorateur de vin/ O Puritains, éloignez vous et ne blâmez pas les Libertins qui boivent du vin jusqu'à la lie/ puisque à part l'amour, aucun cadeau ne nous a été fait au premier jour du monde / Nous avons bu ce que l'aimée versa dans notre tasse/ s'il était du vin pur du paradis ou du vin de raisin/ avec le vin mousseux dans le verre et les cheveux longs et bouclés de l'aimée combien/ de repentirs comme le repentir d'Hafez se sont cassés ?
LA LAMPE SOLITAIRE
Tu es comme le matin. Je suis la lampe qui brille,
Seule, à l'aube. Souris-moi, et je donnerai ma vie.
Tu es le deuil de mon cœur, pour les boucles de ta tête
Que ma tombe fleurira d'un tapis de violettes.
Je me tiens, les yeux ouverts, sur le seuil de ton désir.
Dans l'attente d'un regard, ...mais, de moi, tu te retires.
Merci. Que Dieu te protège, ô cohorte de douleurs,
Car, lorsque je serai seul, tu resteras dans mon cœur!
De mes yeux je suis l'esclave, lorsque, malgré leur noirceur,
Le compte de mes chagrins leur fait verser mille pleurs.
Mon idole se dévoile aux regards de tout le monde,
Mais personne ne surprend tant de grâce, que moi seul.
Mon amour, comme le vent, quand tu passes sur ma tombe,
Dans ma fosse, de désir, je déchire mon linceul...
(Traduction Vincent-Mansour Monteil)
COMMENTAIRE DE LA LAMPE SOLITAIRE
Tu es comme le matin. Je suis la lampe qui brille,
Seule, à l'aube. Souris-moi, et je donnerai ma vie.
La bien-aimée est une aurore qui se lève sur la destinée du poète.
Pour se souvenir d'elle, l'aimé veille la nuit. L'aurore de sa vie porte le nom de Celui qu'il aime. Dans sa solitude, il voit poindre le jour, comme une promesse d'éternité. La bien-aimée est l'aurore de sa destinée. Dans la lumière matutinale se consume la flamme de l'aimé.
Le sourire de la bien-aimée est une promesse de félicité éternelle, quand il éclaire le paradis de son visage. Si la bien-aimée sourit au poète, l'amour pénètre dans la demeure de l'aimé, comme une lumière d'au-delà. Pour la remercier de sa générosité, pour cette joie qui illumine le cœur du poète, celui-ci est disposé à lui faire don de sa vie.
Tu es le deuil de mon cœur, pour les boucles de ta tête
Que ma tombe fleurira d'un tapis de violettes.
Le cœur du poète, investi par l'Amour, porte le deuil de la chevelure de la bien-aimée, qu'elle a dissimulée sous son voile. Deuil ! pour l'aimé. Car la chevelure de la bien-aimée est à l'image de son Seigneur. Aussi rien ne saurait-il consoler le poète de cette perte. La chevelure de sa bien-aimée lui est un signe de l'au-delà de l'existence, de la même manière que le "tapis de violettes" symbolise l'offrande de sa vie, par-delà la mort.
Je me tiens, les yeux ouverts, sur le seuil de ton désir.
Dans l'attente d'un regard, ...mais, de moi, tu te retires.
"Moi", dit Hallâj, "J'ai un cœur grand ouvert sur Toi". Au seuil de l'Amour, l'aimé est attentif aux désirs de la bien-aimée. Qu'elle veuille désirer, - et il sera comblé de la vie éternelle! Qu'elle lui accorde un signe, - et l'Amour entrera dans sa vie! Il suffirait d'un seul regard pour que le cœur du poète soit empli de toutes les promesses de l'amour.
Mais voici que ce cœur se trouve soudain dépossédé de la félicité, voici que lui sont ôtées les promesses de l'Amour. Pourtant, l'aimé ne cessera d'aimer du plus pur amour l'image de beauté de Celui qu'il aime.
Merci. Que Dieu te protège, ô cohorte de douleurs,
Car, lorsque je serai seul, tu resteras dans mon cœur!
Le visage aimé est entré dans le cœur de l'aimé, non seulement en son souvenir, mais aussi dans ce lieu secret de son âme où l'Ami demeure. Si la bien-aimée retire au poète la jouissance de sa beauté, il reste à l'aimé l'intimité de son propre cœur où le visage de l'Ami se lève comme une Étoile unique.
Pour avoir porté un jour ses yeux sur le visage de beauté de Celui qu'il aime, pour avoir contemplé, avec l'œil du cœur, le mystère de cette beauté, le poète n'a plus d'autre regard que son regard à elle, qui est devenue la forme de son amour. Il ne verra plus qu'elle, car ses yeux ont renoncé à voir.
De mes yeux je suis l'esclave, lorsque, malgré leur noirceur,
Le compte de mes chagrins leur fait verser mille pleurs.
La bien-aimée a infligé au poète la souffrance de l'esseulement. Les "mille pleurs" de l'aimé sont autant les larmes de la douleur qu'il éprouve que celles de sa solitude en ce monde, dès lors que la bien-aimée lui a retiré la jouissance de sa beauté.
Mon idole de dévoile aux regards de tout le monde,
Mais personne ne surprend tant de grâce, que moi seul.
Celle dont la beauté a séduit le poète ne dissimule pas son visage aux regards. Mais il importe peu à l'aimé. la Beauté de la bien-aimée n'est connue que de lui. Lui seul en a deviné le secret. Lui seul en a compris le mystère qui est de foi et d'amour.
Mon amour, comme le vent, quand tu passes sur ma tombe,
Dans ma fosse, de désir, je déchire mon linceul...
Et c'est avec les yeux de l'âme qu'il contemple l'Ami, dans l'intimité de sa conscience, dans la solitude de l'Amour.
TROIS POEMES DU DIVÂN
SUR LA VOIE
Tu verras le secret de la coupe du Graal
en te poudrant les yeux du khôl de la taverne.
Bois, fais de la musique : il faut bien te distraire
et chasser de ton cœur ce qui lui fait mal.
Veux-tu faire s'ouvrir la fleur de ton désir?
Approche-la comme une brise printanière.
Mendier devant l'auberge est l'unique élixir
qui puisse transmuter en or de la poussière.
Fais un pas vers l'étape de l'Amour. Crois-moi,
tu auras grand profit à scruter l'invisible.
Toi qui es prisonnier dans le monde sensible,
comment peux-tu savoir où se trouve la Voie?
La beauté de l'Ami sans voile est l'Évidence,
mais tu dois te frotter les yeux pour y voir clair.
Écoute! Si tu veux savourer la Présence,
demande aux initiés leur grâce et leur faveur.
Si tu es attaché à la coupe et aux lèvres,
jamais rien d 'important ne se fait dans la fièvre.
LA NUIT DU DESTIN
Hier soir, vers l'aube, on m'a délivré du chagrin : dans la nuit noire, on m'a versé l'Eau de Jouvence.
On m'a mis hors de moi, et la coupe de vin m'a ébloui des attributs de Ton Essence.
Cette aube fut bénie et belle cette nuit : Nuit du Destin : on m'a donné l'investiture.
Dorénavant, au miroir de la Beauté pure, on m'initia à l'épiphanie aujourd'hui.
J'ai été exaucé. Je suis comblé. Merci. J'étais dans le besoin, et l'on me fit l'aumône.
Le jour où une voix m'annonça cette bonne nouvelle, c'est alors que je fus endurci.
Le miel de mes vers est le fruit de ma patience pour mon amour, qui est comme du sucre en branche.
Hâfez, c'est grâce à toi, au souffle des vigiles, que je suis détaché de ce bas monde - et libre.
L'ÉLIXIR DE L'AMOUR
Tu ne sais pas ce qu'est l'Amour. Il te faudrait être intrépide
Et connaître tout le parcours, si tu veux devenir un guide.
A l'école de Vérité, auprès du professeur d'Amour,
Tâche, ô mon fils, de mériter d'être comme ton père, un jour.
Le cuivre vil de l'existence, laisse-le tomber en chemin,
Et que te transmute en or pur l'élixir de l'Amour divin.
Dormir, manger, voilà ce qui t'a mis au-dessous de toi-même.
Cesse de manger, de dormir, et tu redeviendras toi-même.
Que la lumière de l'Amour embrase ton cœur et ton âme,
Et toi, tu deviendras meilleur que le soleil dans le ciel bleu.
Plonge-toi donc, comme un éclair, dans l'Océan même de Dieu,
Sans penser qu'à l'eau des Sept mers tu puisses mouiller un cheveu.
Tu seras, de la tête aux pieds, baigné de divine lumière :
Tourne-toi vers Sa Majesté, avec un cœur humble et sincère.
Si tout ce que tu vois est la Face de Dieu,
Tu seras l'un de ceux dont le regard profond est pieux.
Si les fondements de ta vie s'écroulent sens dessus dessous,
Ne t'inquiète pas par le fait que tu es sens dessus dessous.
Hâfez, si tu as la passion d'une Union mystique avec Dieu,
Tu ne seras que poussière au seuil de ceux qui contemplent Dieu.
(Traduction Vincent-Mansour Monteil)
*
L'AMOUR MYSTIQUE
O toi qui ignores l'amour, efforce-toi de le connaître ; tant que tu ne feras pas route, comment donc deviendras-tu guide? A l'école de vérité, auprès du professeur d'Amour, fais donc effort, ô mon enfant, pour devenir maître à ton tour. Suivant l'exemple des mystiques, fais bon marché de l'existence qui ne vaut pas plus que le cuivre ; ainsi tu trouveras l'Amour, cette pierre philosophale ; en or tu seras transmué. La nourriture et le sommeil t'ont mis en dessous de toi-même ; ce n'est qu'en les abandonnant que tu redeviendras toi-même. Si le feu de l'amour divin tombe en ton cœur et en ton âme, tu resplendiras - je le jure! - plus que soleil au firmament. Plongé dans l'océan divin, un moment, ne pense donc pas à mouiller même un seul cheveu dans les océans de ce monde. Tu seras, de la tête aux pieds, baigné de lumière divine, si tu suis, renonçant au monde, la voie qui mène à la grandeur. Et si l'objet de tes regards est alors la face de Dieu, il ne resteras plus doute : tu seras le parfait mystique. Si de ta vie matérielle les fondements sont renversés, du moins tu n'auras dans le cœur plus rien qui puisse te troubler. Mais si tu es pris du désir, ô Hafiz! de t'unir à Dieu, tu devras te rendre poussière au seuil de tous ceux qui possèdent la science des choses sublimes.
"Pour voir ton visage, il faut des yeux capables de regarder l'âme. / Ce n'est pas au niveau de mon oeil qui ne regarde que ce monde"
Et c'est bien Hâfez qui a écrit ce beau vers : "Celui-là ne mourra jamais, dont le cœur ne vit que d'amour".