Paix sur vous
ISLAM ET RÉVOLUTIONS MÉDICALES
l'espace où se déroule le rituel de la rouqiya doit donc passer d'un lieu profane à un lieu sacralisé, à travers la transition d'un temps ordinaire à un temps rituel. La dimension sacrée implique la séparation dans l'espace entre le pur et l'impur, le licite et l'illicite, et entre l'angélique/divin et le diabolique. De l'espace sacré sont exclus les animaux réputés impurs comme le chien, la musique et les instruments musicaux. Une lecture textuelle des hadiths fonde ce que les râqis appellent les conditions (chouroût) de leur pratique: parmi celles-ci figure l'interdiction de la présence dans l'espace d'une cloche, d'un crucifix, de statues, et d'images d'êtres vivants. Les râqis considèrent que l'imitation iconographique non seulement est sacrilège, mais attire les démons. Ils insistent, conformément à l'interdit des pratiques magiques en islam, sur l'importance de détruire tout talisman ou amulette portés par les malades ou se trouvant à leur domicile. En lieu et place de ces objets perturbateurs de l'ordre rituel, des râqis comme Khaled n'hésitent pas à décorer leurs murs avec des sourates, des noms de Dieu ou comme Réda à afficher des textes en langue arabe dans la salle d'attente, pour informer les patients sur les effets néfastes du mauvais œil ou sur les bienfaits de la saignée. L'aménagement de l'espace vise à distinguer l'espace sacralisé actif et l'espace profane en attente. Chez certains râqis, le découpage spatial est calqué sur le modèle moderne de la consultation médicale. Cette tendance s'observe de plus en plus chez les râqis professionnalisés. Tandis que certains comme Khaled à Oran, séparent les patients soumis au rituel de ceux qui attendent leur tour, d'autres font de l'espace rituel un espace commun à tous les patients. En 2003, le râqi oranais Toufiq adopte dans son nouveau logement une forme intermédiaire de découpage: tout en réservant une salle d'attente, il permet à une foule de patientes accompagnées par leurs parentes d'attendre dans la salle du rituel proprement dit. L'aménagement en fonction du sexe est fondamental. Il s'observe dans l'évitement de la promiscuité physique dans un même lieu: l'espace rituel collectif est divisé de façon à recevoir les malades séparés selon le sexe par un rideau, au cas où le râqi est contraint de pratiquer le rituel dans un même espace-temps comme l'oranais Hasni et le cairote Anis. Ces aménagements, conformes à l'orthodoxie de l'islam prohibant la mixité, garantissent à leurs yeux la validité et l'efficacité du rituel. Cependant, à Oran, . en 1999, après avoir déménagé du logement de sa sœur mariée pour louer un appartement seul, le râqi Khaled fit preuve d'un certain modernisme calqué sur le modèle hospitalier et accepta que les deux sexes patientent dans une même salle d'attente. L'espace rituel est marqué par l'empreinte personnelle du râqi. Dans le cas d'un domicile ou d'un lieu de commerce comme une librairie ou un atelier de couture, le mobilier est adapté au rituel: chaises et bancs, pré- férés par les râqis qui choisissent le style «clinique », tapis, matelas, oreillers, et draps. Le choix du mobilier dépend du style des thérapeuti- LA THÉRAPEUTHIQUE DE LA ROUQ/YA 301 ques mises en œuvre: alors que certains râqis font allonger la patiente sur un matelas, d'autres préfèrent la position assise ou la position debout, qui ne nécessite pas d'ôter les chaussures. Une seule configuration de l'espace peut cependant correspondre à une diversité de positions corporelles. Dans un rituel collectif, le râqi adopte tour à tour la posture debout et assise, les malades sont assis. Debout, dominant une foule de patients assis sur des tapis et des divans, le râqi oranais Sliman estime intervenir efficacement pour provoquer ou apaiser les djinns des possédés durant la récitation coranique. La position assise, préférée par d'autres râqis comme l'oranais Toufiq, permet d'intervenir auprès d'une malade allongée sur le matelas ou du petit groupe de patientes assises au même niveau que le thérapeute. Les râqis accordent une importance primordiale à la récitation coranique, susceptible de provoquer la manifestation du mal des patients. L'emplacement des malades dans l'espace par rapport au râqi, conducteur du rituel et pôle de la psalmodie coranique, n'est donc pas déterminant: dès que la psalmodie du Coran arrive à ses oreilles, l'un d'eux peut se livrer, à tout moment, à des réactions interprétables par l'exorciste. Cependant, certains râqis, comme Saïd à Marseille, préfèrent garder à proximité les malades connus comme possédés ou supposés tels, pour pouvoir intervenir rapidement. Le rapport au genre est codifié au sein du rituel lui-même. La relation thérapeutique râqi/patiente est encadrée par le respect d'interdits religieux prohibant le péché de zina ou relation sexuelle interdite en Islam. Pour cette raison, la présence d'une femme ou d'une jeune fille seule dans un espace rituel individuel n'est pas tolérée par les râqis. Ils justifient leur refus en se référant à des textes de l'Islam interdisant toute réunion d'un homme avec une femme «étrangère» dans un lieu privé ou public clos. La notion de femme étrangère (mar'a ajnabiyya) renvoie à la jurisprudence islamique relative à la femme ou la jeune fille étrangère à la cellule familiale. Pour la loi coranique marquée par le tabou de l'inceste, les maharim, parents masculins d'une femme, sont ceux qu'elle peut fré- quenter sans se voiler car non épousables, à savoir son grand-père, son père, ses frères, les hommes du lignage de ses parents, ses oncles paternels ou maternels. Les râqis qui se réclament de la pratique orthodoxe de l'exorcisme, rouqiya char'iyya, respectent l'interdit religieux de toucher toute femme «étrangère », même s'il s'agit d'un rituel thérapeutique. Cette stratégie qui se justifie par le respect des normes islamiques de la gestion de l'espace entre les sexes contribue au prestige du râqi. Tout en le protégeant de possibles plaintes de viol ou d'atteinte à la morale, elle l'aide aussi à filtrer le nombre élevé de patientes demandant un rituel. Cependant, l'exigence du mahrem durant le rituel a des inconvénients pratiques. En effet, les femmes ne peuvent pas toutes solliciter l'accompagnement de leur mahrem souvent occupé ou refusant tout simplement de leur rendre ce service, de plus, devant la pression des malades, 302
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plusieurs râqis ont choisi d'organiser des rituels collectifs pour les femmes où les mahrem d'autrui ne peuvent trouver leur place au sein du groupe féminin.
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