La Crise du monde moderne.
René Guénon.
Chp. 2. L’opposition de l’Orient et de l’Occident. P.52-54.
Editions Gallimard, Idées, 1946.
[j]Ce n'est point être « anti‑occidental », si l'on peut employer ce mot, que d'être résolument « antimoderne », puisque que c'est au contraire faire le seul effort qui soit valable pour essayer de sauver l'Occident de son propre désordre ; et, d'autre part, aucun Oriental fidèle à sa propre tradition ne peut envisager les choses autrement que nous ne le faisons nous‑même; il y a certainement beaucoup moins d'adversaires de l'Occident comme tel, ce qui d'ailleurs n'aurait guère de sens, que de l'Occident en tant qu'il s'identifie à la civilisation moderne. Quelques‑uns parlent aujourd'hui de « défense de l'Occident », ce qui est vraiment singulier, alors que, comme nous le verrons plus loin, c'est celui‑ci qui menace de tout submerger et d'entraîner l'humanité entière dans le tourbillon de son activité désordonnée ; singulier, disons‑nous, et tout à fait injustifié, s'ils entendent, comme il le semble bien malgré quelques restrictions, que cette défense doit être dirigée contre l'Orient, car le véritable Orient ne songe ni à attaquer ni à dominer qui que ce soit, il ne demande rien de plus que son indépendance et sa tranquillité, ce qui, on en conviendra, est assez légitime. La vérité, pourtant, est que l'Occident a en effet grand besoin d'être défendu, mais uniquement contre lui‑même, contre ses propres tendances qui, si elles sont poussées jusqu'au bout, le mèneront inévitablement à la ruine et à la destruction ; c'est donc « réforme de l'Occident » qu'il faudrait dire, et cette réforme, si elle était ce qu'elle doit être, c'est‑à‑dire une vraie restauration traditionnelle, aurait pour conséquence toute natu­relle un rapprochement avec l'Orient. Pour notre part, nous ne demandons qu'à contribuer à la fois, dans la mesure de nos moyens, à cette réforme et à ce rapprochement, si toutefois il en est temps encore, et si un tel résultat peut être obtenu avant la catastrophe finale vers laquelle la civilisation moderne marche à grands pas; mais, même s'il était déjà trop tard pour éviter cette catastrophe, le travail accompli dans cette intention ne serait pas inutile, car il servirait en tout cas à préparer, si lointainement que ce soit, cette « discrimina­tion » dont nous parlions au début, et à assurer ainsi la conservation des éléments qui devront échapper au naufrage du monde actuel pour devenir les germes du monde futur.[/j]