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Imam Ali as

ihsan

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Salam 3alaykoom!

voici un texte d'Amir al moezzi sur l'>Imam Ali as à voir avec un regard critique mais qui reste interressant!


À Carmela Baffioni,
En hommage amical
I. Introduction
1Au-delà des prises de position et des polémiques séculaires, en particulier entre Sunnites et Shi’ites, il est indéniable que la figure de ʿAlī b. Abī Ṭālib, gendre et cousin du prophète Muḥammad, quatrième calife des Musulmans et premier imam des Shi’ites, a une importance particulière dans l’histoire et la spiritualité de l’islam. Je dis bien « figure » de ʿAlī et non son personnage historique sur lequel presque rien de certain n’est connu, si ce n’est quelques événements majeurs dans leurs grands contours. Dans un article, paru il y a une vingtaine d’années et resté célèbre, Jacqueline Chabbi avait souligné l’impossibilité d’établir une biographie historique de Muḥammad tant les sources sur lui sont tardives, contradictoires, pleines d’approximations et d’erreurs, théologiquement et politiquement orientées, car appartenant à des temps différents de l’époque du Prophète et à des mouvements religieux divergents  [1][1]J. Chabbi, « Histoire et tradition sacrée. La biographie…. De son côté, Harald Motzki, savant que l’on peut difficilement qualifier d’hypercritique à l’égard des sources musulmanes, souligne le dilemme des historiens qui veulent écrire sur la vie de Muḥammad : « On the one hand, it is not possible to write a historical biography of the Prophet without being accused of using the sources uncritically, while on the other hand, when using the sources critically, it is simply not possible to write such a biography »  [2][2]H. Motzki, « Introduction », dans Id. (éd.), The Biography of….
2Le personnage de ʿAlī est sans doute aussi problématique, voire davantage, que celui du Prophète. Il constitue en effet le centre de gravité de trois événements historiques indissociables, dans leur genèse comme dans leurs développements ultérieurs, événements majeurs qui ont façonné les débuts de l’islam et conditionné son destin jusqu’à nos jours : le problème de la succession du Prophète, les conflits et guerres civiles entre les Musulmans qui ont duré plusieurs siècles et enfin l’élaboration des sources scripturaires à savoir le Coran et le Hadith  [3][3]Voir maintenant M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le…. Les qualificatifs évoqués plus haut pour les sources sur Muḥammad peuvent s’appliquer mutatis mutandis à celles consacrées à ʿAlī, à cette différence près que, autour de celui-ci et son entourage (par exemple son épouse Fāṭima ou son fils al-Ḥusayn), les clivages paraissent avoir été encore plus violents  [4][4]M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux, op. cit., chapitre 1 ;…. Ainsi, la vie du ʿAlī historique semble perdue dans le tourbillon des conflits qui secouèrent les premiers temps et les premiers écrits de l’islam  [5][5]Les ouvrages, voire des encyclopédies, de type hagiographique…. En revanche, faire une histoire des diverses représentations de ʿAlī dans les différents milieux musulmans est envisageable et c’est à quelques aspects de cette histoire qu’est consacrée la présente étude.
3Commençons par quelques traits de ces représentations intéressant notre propos, en nous fondant notamment sur les éclairantes synthèses qui viennent d’être mentionnées (note 5).
4Toutes sortes de sources sont unanimes sur quelques qualités de ʿAlī : sa bravoure – portée par une force physique quasiment surhumaine – en tant que combattant de la foi aux côtés du Prophète (et pourtant après la mort de celui-ci, il n’aurait pris part à aucune expédition militaire), son éloquence, son excellente connaissance du Coran et de la sunna prophétique ainsi que sa perpétuelle insistance sur le devoir de les appliquer, la violente hostilité des grands personnages de Quraysh à son égard, notamment les Omeyyades, hostilité remontant probablement à la bataille de Badr, laquelle aboutit aux conflits qui entourèrent la mort et la succession de Muḥammad, et qui fit du règne de ʿAlī une suite ininterrompue de guerres civiles et, d’une manière générale, plaça ʿAlī, son entourage et ses partisans au centre de luttes intestines (et d’élaborations doctrinales) qui durèrent plusieurs siècles  [6][6]Voir aussi H. Lammens, Études sur le règne du Calife Omaiyade…. Grâce notamment à ses relations privilégiées avec Dieu et le Prophète ainsi qu’au discours de ce dernier à Ghadīr Khumm, les Alides, devenus plus tard des Shi’ites, considèrent ʿAlī comme le seul successeur légitime de Muḥammad. Au-delà de sa signification politique, cette succession possède indéniablement une dimension profondément religieuse. Pour des raisons qui restent encore à préciser, ʿAlī semble avoir été très tôt, aux yeux de ses fidèles, un personnage sacré qui fit évoluer, peut-être de son vivant, le personnage historique en une figure héroïque aux dimensions quasi divines, occupant le centre de ce que de nombreuses sources anciennes appellent « la religion de ʿAlī » (dīn ʿAlī)  [7][7]Gh. Ḥ. Ṣadīqī, Jonbesh hā-ye dīnī-ye īrānī dar qarn hā-ye…. Personnage inspiré par Dieu, dépositaire de toutes sortes de connaissances, Preuve de Dieu (ḥujjat allāh), il acquiert bientôt une dimension eschatologique : arbitre (qasīm) du Jour du Jugement, intercesseur auprès de Dieu (shafīʿ) ou encore échanson (sāqī) du bassin paradisiaque de Kawthar dans l’Au-delà. À travers l’imamologie et la métaphysique shi’ites, aussi bien dans les courants principaux « modérés », comme l’imamisme duodécimain (principale branche du shi’isme) et l’ismaélisme septimain (autre branche importante de l’islam shi’ite), que dans les sectes dites « extrémistes » (ghulāt), ʿAlī devient la figure théophanique par excellence, manifestation des Noms de Dieu, ou celle du ʿAlī céleste, symbole suprême de la divinité, et ce jusqu’à nos jours  [8][8]Voir E. Kohlberg, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by…. On trouve un grand nombre de ces qualificatifs caractérisant la figure de ʿAlī dans le soufisme, shi’ite évidemment, mais également sunnite, ou encore dans le grand mouvement « chevaleresque » panislamique des guildes et des corporations de métiers, appelé dès le Moyen Âge la futuwwa. Au sein de ce mouvement, notre personnage est considéré comme le sayyid al-fityān (« le Seigneur des compagnons-chevaliers ») et la devise spécifique de la futuwwa est la sentence censée avoir été prononcée par la voix divine lors de la bataille de Uḥud : lā fatā illā ʿAlī lā sayfa illā dhū l-faqār (« Pas de chevalier hormis ʿAlī, pas de sabre hormis Dhū l-faqār)  [9][9]E. Kohlberg, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the…. Enfin, il faut souligner la place centrale de ʿAlī dans le shi’isme dit « populaire » où il est l’objet d’une véritable dévotion en tant qu’homme divin par excellence, le maître de tous les miracles, le héros des batailles contre les mécréants et contre toutes sortes de démons, le champion de nombreux épopées populaires et le personnage principal d’un certain nombre de pièces du théâtre religieux shi’ite, la taʿziya[10][10]E. Kohlberg, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the….
5Revenons à présent à notre sujet. « ʿAlī est indissociable du Coran comme le Coran est indissociable de ʿAlī »  [11][11]11. ʿAlī maʿa l-Qur’ān wa l-Qur’ān maʿa ʿAlī… (littéralement :…. Cette tradition prophétique, rapportée ici dans sa version la plus simple transmise par des sources sunnites, l’est également bien entendu, et avec moult variantes, par d’innombrables ouvrages shi’ites. Elle résume à merveille la perception qu’ont les Alides en général et les Shi’ites imamites en particulier du caractère privilégié des relations qui lient le Livre saint à leur premier imam.
6De manière plus globale, dans le shi’isme, le Coran et la sainte famille prophétique sont indissolublement liés comme cela est illustré par la fameuse tradition prophétique des Deux Objets Précieux (littéralement « Deux Objets de Poids », ḥadīth al-thaqalayn). Transmis avec de nombreuses variantes, accepté aussi bien par les Sunnites que les Shi’ites mais évidemment avec des interprétations différentes, ce hadith attribué au prophète Muḥammad déclare en substance que celui-ci laisse derrière lui et en héritage pour sa communauté « Deux Objets Précieux » indissociables à savoir sa Famille et le Livre de Dieu  [12][12]Voir maintenant le recueil de toutes les sources de ce hadith…. Ce propos prophétique établit donc entre les deux éléments une relation organique, voire, pour certains, une équivalence dans leur sacralité au sein de l’économie spirituelle de l’islam. L’identité du Coran étant connue, chaque grande tendance politico-religieuse de l’islam naissant essaya de récupérer à son propre profit l’identité du second élément, à savoir « la Famille prophétique » exprimée de diverses façons : ʿitra (famille, parents), ahl al-bayt (Gens de la Demeure), āl al-rasūl (Famille de l’Envoyé), āl al-nabī (Famille du Prophète) Même les Omeyyades, issus des Banū ʿAbd Shams, c’est-à-dire les ennemis héréditaires des Banū Hāshim auxquels appartenait Muḥammad, revendiquèrent un moment ce titre, mais cette prétention disparut très vite après leur chute. Pour certains parmi les premiers Sunnites, selon différentes interprétations, la formule désignait soit les épouses du Prophète, soit l’ensemble des croyants, c’est-à-dire toute la communauté islamique (cette dernière signification va contre la lettre et l’esprit de la version majoritaire du hadith selon laquelle les Deux Objets sont destinés à la communauté et donc distincts d’elle). Finalement, la raison élémentaire aidant, la plupart des Sunnites finirent eux-mêmes par accepter que la Famille de Muḥammad signifie, soit d’une façon globale l’ensemble des Banū Hāshim – ce que soutenaient l’ensemble des descendants de ce clan, en particulier les Abbassides –, soit, de façon plus restreinte, la famille immédiate de Muḥammad, à savoir sa fille Fāṭima, son gendre et cousin germain ʿAlī et les deux fils de ces deux derniers al-Ḥasan et al-Ḥusayn – ce que soutenaient depuis toujours les Alides proto-Shi’ites et plus tard les Shi’ites, toutes tendances confondues  [13][13]Pour les discussions sur les différents sens donnés à la….
7 Dans cette équation concernant le Livre saint et la Famille prophétique, ʿAlī occupe la place centrale. À travers les traditions reliant le premier imam au Coran, on peut distinguer trois « moments » distincts et en même temps inséparables : ʿAlī comme exégète inspiré du Livre, les allusions du Coran à ʿAlī et les mentions explicites de ce dernier dans le Coran.
 
II. ʿAlī, maître de l’herméneutique
8Tout d’abord, ʿAlī est l’exégète par excellence de la Parole divine. Ce rôle du grand connaisseur du Coran est également reconnu dans le sunnisme, mais il prend une dimension doctrinale de premier ordre d’importance dans le shi’isme  [14][14]L. Veccia Vaglieri, « ʿAlī b. Abī Ṭālib », EI2, vol. 1, p. 393a…. Dès ses plus anciens textes, le shi’isme se définit en effet comme une doctrine herméneutique fondée sur l’enseignement de l’imam/walī (Ami ou Allié de Dieu)  [15][15]Le terme de walī et celui qui désigne le statut de ce dernier à… . Celui-ci vient essentiellement révéler le ou les sens cachés de la Révélation. Sans les commentaires et les explications du walī, l’Écriture révélée par le prophète (nabī) reste obscure et ses niveaux les plus profonds demeurent incompris. ʿAlī, le plus grand des Alliés de Dieu, est donc le maître incontestable de l’herméneutique.
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‘Alī proclama : « Interrogez-moi avant que vous ne me perdiez ! Par Dieu, à la révélation (tanzīl) de chaque verset, l’Envoyé de Dieu me le récita afin que je le lui récite à mon tour et j’ai eu la connaissance de l’interprétation de son sens caché (ta’wīl) »  [16][16]Kitāb Sulaym b. Qays, tradition n° 31, vol. 2 (3 vols), éd. M.….

10Dans un des sermons qui lui sont attribués, ‘Alī, imam et donc exégète par excellence, déclare :
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[...] Cette lumière par laquelle on se guide, ce Coran à qui vous avez demandé de parler et qui ne parlera pas. C’est moi qui vous informerai à son sujet, de ce qu’il contient en science de l’avenir, en enseignement sur le passé, en guérison de vos maux et en mise en ordre de vos relations  [17][17]ʿAlī b. Abī Ṭālib (attribué à), Nahj al-balāgha (compilé par….

12La nature herméneutique du shi’isme, véhiculée par l’enseignement des imams, est également fortement illustrée par le célèbre et important hadith du « Combattant du ta’wīl ». Il s’agit d’une tradition prophétique où Muḥammad est dit avoir proclamé :
13
Il y a parmi vous [i. e. mes adeptes] quelqu’un qui combat pour l’interprétation spirituelle du Coran comme moi-même j’ai combattu pour la lettre de sa révélation, et cette personne c’est ‘Alī b. Abī Ṭālib  [18][18]al-ʿAyyāshī, Tafsīr, vol. 1, éd. H. Rasūlī Maḥallātī, Qumm,….

14Une sentence similaire est mise dans la bouche de ʿAmmār b. Yāsir, fidèle Compagnon du Prophète et de ʿAlī, censée avoir été prononcée lors de la bataille de Ṣiffīn qui opposa les troupes de ce dernier à celles de Muʿāwiya :
15
Par Celui qui tient ma vie dans Sa Main, tout comme jadis nous avons combattu nos ennemis pour [la lettre de] la Révélation, nous les combattons aujourd’hui pour son esprit  [19][19]Voir al-Masʿūdī, Murūj al-dhahab, § 1676, éd. C. Pellat,….

16Il est intéressant de noter que, selon cette sentence, corroborée par d’autres, le vrai enjeu de la bataille de Ṣiffīn était la sauvegarde de l’esprit du Coran par ʿAlī et ses fidèles devant la menace de son annihilation par les partisans de la littéralité exclusive, c’est-à-dire Muʿāwiya et ses partisans. Pour les Alides, rompre le lien organique entre le Livre et son herméneutique par l’imam et réduire ainsi la Parole de Dieu à sa lettre est une amputation de la religion de ce qu’elle a de plus précieux. C’est donc toute la destinée spirituelle de l’islam qui est ici en jeu, d’où la nécessité du jihād que mène ʿAlī contre Muʿāwiya  [20][20]Jihād (conventionnellement traduit par « guerre sainte ») est….
17Selon la conception véhiculée par ces traditions, ‘Alī, premier imam et « père » de tous les autres imams, symbole suprême du shi’isme, vient parachever la mission de Muḥammad, en dévoilant, par son enseignement herméneutique, l’esprit caché sous la lettre de la Révélation. La même idée est transmise par une autre tradition prophétique rapportée par le penseur ismaélien Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī (m. peu après 427/1036) : « Je suis le maître de la lettre révélée [du Coran] et ‘Alī est le maître de son herméneutique spirituelle »  [21][21]al-Kirmānī, Majmūʿat al-rasā’il, éd. M. Ghālib, Beyrouth, 1983,….
18D’autres traditions, rapportées également par des sources non shi’ites notamment les écrits mystiques sunnites, soulignent le rôle de ‘Alī comme initié aux arcanes du Coran et aux conditions de sa révélation, traditions que ne cessent de citer évidemment les ouvrages shi’ites :
19
Chaque verset révélé sans exception, aurait dit ‘Alī lui-même, le Prophète me l’a récité, me l’a dicté afin que je l’écrive de ma propre main, m’en a enseigné les commentaires ésotérique et exotérique (ta’wīl/tafsīr), l’abrogeant et l’abrogé (nāsikh/mansūkh), le clair et l’ambigu (muḥkam/mutashābih). En même temps, l’envoyé de Dieu implorait Dieu afin qu’Il m’en inculque la compréhension et l’apprentissage par coeur ; effectivement je n’en ai pas oublié un seul mot  [22][22]al-Ḥākim al-Ḥaskānī, Shawāhid al-tanzīl, vol. 1, éd. M. B.….
Le Coran a été révélé selon sept Thèmes (?) (sab‘at aḥruf)  [23][23]Sur la complexité du terme ḥarf, pl. ḥurūf, aḥruf, (lettre,… et chacun de ces Thèmes comporte un niveau apparent (ẓahr) et un niveau caché (baṭn). ‘Alī b. Abī Ṭālib est celui qui possède la connaissance de l’exotérique (ẓāhir) et de l’ésotérique (bāṭin) [du Coran]  [24][24]Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī, Ḥilyat al-awliyā’, vol. 1, Le Caire,….
Interrogez-moi ! aurait dit ʿAlī. Par Dieu, je ne laisserai sans réponse aucune de vos questions. Interrogez-moi au sujet du Livre de Dieu. Pas un seul verset n’a été révélé sans que je sache [quand] il a été révélé, pendant la nuit ou pendant le jour, [et où il a été révélé], en plaine ou en montagne  [25][25]al-KhaṬīb al-Baghdādī, al-Faqīh wa l-mutafaqqih, vol. 2, éd. I.….

20ʿAlī aurait encore déclaré :
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Pas un seul verset n’a été révélé sans que je sache la raison et le lieu de sa révélation. Mon Seigneur m’a donné un cœur doué d’une intelligence pénétrante et une langue répondant à toutes questions (qalban ʿaqūlan wa lisānan sa’ūlan)  [26][26]Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, Beyrouth, 1376/1956, vol. 2, p.….
Il n’y a, hormis le Prophète, personne plus savant que ‘Alī pour la connaissance de ce qui se trouve entre les deux couvertures du Livre de Dieu  [27][27]al-Ḥākim al-Ḥaskānī, Shawāhid al-tanzīl, vol. 1, p. 36….

22Selon de nombreuses attestations textuelles anciennes, ʿAlī possédait sa propre recension coranique, son codex (muṣḥaf ʿAlī)  [28][28]I. K. Poonawala, «ʿAlī b. Abī Ṭāleb ; i. Life », Encyclopaedia…. D’après la version shi’ite des faits, après la mort du Prophète, ʿAlī avait la certitude que les ennemis de ce dernier, maintenant au pouvoir, allaient falsifier le Livre de Dieu lequel, dans sa version intégrale originelle, contenait explicitement les noms de ces ennemis ainsi que ceux des amis de Muḥammad, désormais écartés du pouvoir. C’est ce qui arriva effectivement. Il était donc urgent pour ʿAlī de réunir la version complète du Coran, qu’il était le seul à détenir, afin de sauvegarder le Livre céleste tel qu’il fut révélé au Prophète, trois fois plus volumineux que la version officielle falsifiée connue de tous  [29][29]Voir notamment E. Kohlberg, « Some Notes on the Imamite…. Or, pour un certain nombre d’auteurs shi’ites, ce « Coran de ʿAlī » contenait aussi bien les révélations « descendues » sur Muḥammad (tanzīl) que les commentaires de ʿAlī (ta’wīl), inspirés par Dieu ou enseignés par le Prophète  [30][30]al-Shaykh al-Mufīd, Awā’il al-maqālāt, éd. ʿA. Waǧdī Wā‘iẓ…. L’ensemble de ces deux catégories de textes était appelé al-qur’ān : les premiers constituaient la lettre de la Révélation, son aspect exotérique (ẓāhir) et les seconds, son esprit, son aspect ésotérique (bāṭin). Les deux étaient organiquement associés. Ce sont les commentaires de ʿAlī, indispensables pour une compréhension adéquate de la Révélation, que ses adversaires ont supprimés, faisant du Coran, réduit à sa seule lettre, un texte difficilement intelligible. D’où le couple doctrinal shi’ite qui décrit le Coran connu comme le Livre ou le Guide silencieux, muet (Qur’ān/kitāb/imām ṣāmit) et ʿAlī – et après lui les autres imams de sa descendance – comme le Coran ou le Livre parlant (Qur’ān/kitāb nāṭiq)  [31][31]M. Ayoub, « The Speaking Qur’ān and the Silent Qur’ān : A Study….
 
III. Les allusions coraniques à ʿAlī
23Un palier est franchi avec le deuxième « moment » des doctrines shi’ites reliant la figure du premier imam au Livre saint de l’islam. ʿAlī n’y est plus seulement l’exégète inspiré du Coran, mais il fait partie du contenu de celui-ci. D’innombrables textes et traditions font état de différentes sortes d’allusions coraniques à ʿAlī b. Abī Ṭālib. Il y a d’abord les versets spécifiquement révélés à son sujet. Le commentaire coranique du shi’ite zaydite al-Ḥusayn b. al-Ḥakam al-Ḥibarī (m. 286/899) est sans doute une des plus anciennes sources existantes à cet égard. Ce commentaire, édité avec son complément, contient cent traditions dont la quasi-totalité remonte au Compagnon Ibn ʿAbbās et concerne des allusions présumées ou les significations cachées du Coran concernant ʿAlī, les membres de sa famille, ses fidèles et ses adversaires  [32][32]Tafsīr al-Ḥibarī, éd. M. R. al-Ḥusaynī, Beyrouth, 1408/1987. Le…. On peut considérer que l’ouvrage appartient au genre des asbāb al-nuzūl (« circonstances de la Révélation »), dans une version shi’ite qui cache son identité sous l’autorité d’Ibn ʿAbbās, personnage hautement respecté par les non Shi’ites et considéré comme « le père » de l’exégèse coranique sunnite  [33][33]Sur les asbāb al-nuzūl, voir A. Rippin, « Occasions of…. De ce fait, le Tafsīr d’al-Ḥibarī constitue une des plus anciennes sources de ce que j’ai appelé ailleurs la longue tradition des « commentaires personnalisés » dans le shi’isme  [34][34]M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, op.…. Quelques exemples, parmi beaucoup d’autres, concernant ʿAlī :
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– Coran 2 (al-Baqara) / 45 : « Faites-vous soutenir par la patience et la prière ; ceci est vraiment pénible sauf pour les humbles ». Ibn ʿAbbās : « ‟Humble” c’est celui qui s’abaisse dans la prière [devant Dieu] et qui va avec enthousiasme au-devant de la prière ; ceci concerne l’Envoyé de Dieu et ʿAlī exclusivement »  [35][35]Tafsīr al-Ḥibarī, tradition n° 6, p. 238..
– Coran 2 (al-Baqara) / 82 : « Ceux qui croient et qui font le bien seront les gens du Paradis et y demeureront éternellement ». Ibn ʿAbbās : « Ceci a été spécialement révélé au sujet de ʿAlī, car c’est lui le premier à s’être converti [à l’islam] et le premier, après le Prophète, à avoir accompli la prière canonique »  [36][36]Ibid., tradition n° 8, p. 240-241..
– Coran 3 (Āl ʿImrān) / 61 : « [...] Venez ! Appelons nos fils et vos fils, nos épouses et vos épouses, nos personnes et les vôtres et livrons-nous à une ordalie [littéralement ‟une imprécation réciproque”] […] ». Ibn ʿAbbās : « [Ce verset] est révélé au sujet ‟des personnes” de l’Envoyé de Dieu et de ʿAlī ; [l’expression] ‟nos épouses et vos épouses” concerne Fāṭima ; ‟nos fils et vos fils” c’est-à-dire Ḥasan et Ḥusayn [sic : les deux noms sont sans article] »  [37][37]Ibid., tradition n° 12, p. 247. Sur ce verset voir P. Ballanfat….
– Coran 5 (al-Mā’ida) / 55 : « Vous n’avez pas de maître en dehors de Dieu et de son Envoyé et de ceux qui croient, qui accomplissent la prière et font l’aumône tout en étant inclinés [pendant la prière] ». Ibn ʿAbbās : « Ceci a été spécialement révélé au sujet de ʿAlī »  [38][38]Tafsīr al-Ḥibarī, tradition n° 22, p. 260..
– Coran 5 (al-Mā’ida) / 67 : « Ô Envoyé ! Annonce clairement ce qui t’a été révélé par ton Seigneur, [car] si tu ne le fais pas, tu n’aurais pas fait connaître Son message ». Ibn ʿAbbās : « Ceci a été révélé au sujet de ʿAlī. En effet, le Prophète avait reçu l’ordre d’annoncer ʿAlī [comme son successeur]. Il lui prit alors la main et déclara : ‟Celui dont je suis le patron (mawlā), ʿAlī en est le patron aussi. Seigneur ! Aime celui qui aime ʿAlī (wāli man wālāhu) et sois hostile à celui qui lui est hostile” »  [39][39]Ibid., tradition n° 24, p. 262-263. La sentence, attribuée au…. Cette tradition est complétée par celle qui commente le Coran 13 (al-Raʿd) / 43, rapportée par le traditionniste ʿAbdallāh b. ʿAṭā qui cite l’imam Abū Ja‘far Muḥammad al-Bāqir : « Dieu révéla à son Envoyé : ‟Déclare au peuple : Celui dont je suis le patron, ʿAlī en est le patron aussi”. Mais le Prophète, craignant les gens, n’annonça pas cela  [40][40]Le récit insinue que, dès le vivant du Prophète, ses…. Alors Dieu lui révéla : ‟ô Envoyé ! Annonce clairement ce qui t’a été révélé par ton Seigneur, [car] si tu ne le fais pas, tu n’aurais pas fait connaître Son message”. C’est alors que l’Envoyé de Dieu prit la main de ʿAlī, le jour de Ghadīr Khumm, et proclama : ‟Celui dont je suis le patron, ʿAlī en est le patron aussi” »  [41][41]Tafsīr al-Ḥibarī, tradition n° 41, p. 285-287..
– Coran 9 (al-Tawba) / 18 : « Ne visite [réellement] les oratoires de Dieu que celui qui croit en Dieu et au Jour Dernier, qui accomplit la prière journalière, fait l’aumône et craint Dieu. Ces gens-là seront sans doute parmi les bien guidés ». Ibn ʿAbbās : « Ce verset est exclusivement réservé à ʿAlī b. Abī Ṭālib »  [42][42]Ibid., tradition n° 32, p. 272..
– Coran 9 (al-Tawba) / 20-21 : « Ceux qui ont cru, ont fait exode, ont combattu sur le chemin de Dieu avec leurs biens et leur personne, ils seront placés sur un degré très élevé auprès de Dieu. Ils seront les glorifiés. Leur Seigneur leur annonce la bonne nouvelle d’une miséricorde venant de Lui, d’un agrément et des Jardins où il y a pour eux délice éternel ». Ibn ʿAbbās : « Ceci est révélé exclusivement au sujet de ʿAlī »  [43][43]Ibid., tradition n° 34, p. 274..
– Coran 14 (Ibrāhīm) / 27 : « Dieu affermit ceux qui croient par une parole ferme ». Ibn ʿAbbās : « Ceci concerne la walāya de ʿAlī b. Abī Ṭālib »  [44][44]Ibid., tradition n° 42, p. 288. Sur la walāya de ʿAlī dans le….
– Coran 33 (al-Aḥzāb) / 33 : « ô vous, les Gens de la Famille [prophétique] ! Dieu cherche seulement à écarter de vous la souillure et vous purifier totalement ». Une dizaine de traditions rapportées de plusieurs Compagnons du Prophète identifient « les gens de la Famille prophétique » du verset avec les Cinq du Manteau, à savoir Muḥammad, ʿAlī, Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn  [45][45]45. Ibid., traditions nos 50-59, p. 297-311. Cette exégèse,….

25Déjà avant al-Ḥibarī, le ou les auteurs anonymes du Kitāb Sulaym b. Qays associaient de nombreux versets coraniques à ʿAlī  [46][46]Pour les références de cet ouvrage, voir ci-dessus note 16. Sur…. Les versets 9 (al-Tawba) : 100 et 56 (al-Wāqiʿa) : 10 sont dits être liés à la personne du premier imam : « Les précurseurs, les tout premiers parmi les Émigrés et les Auxiliaires [du Prophète] » et « Les précurseurs qui sont bien les premiers, ce sont eux les plus rapprochés [de Dieu] »  [47][47]Kitāb Sulaym b. Qays, vol. 2, p. 643-644 (tradition n° 11)..
26Les versets 98 (al-Bayyina) : 7 et 6 sont respectivement associés aux amis et aux ennemis de ʿAlī : « Ceux qui croient et accomplissent de bonnes oeuvres, ceux-là sont le meilleur de l’humanité » et « Ceux qui ne croient pas parmi les Gens du Livre ainsi que les associationnistes seront éternellement dans le feu de l’enfer ; ceux-là sont le pire de l’humanité »  [48][48]Ibid., vol. 2, p. 832-833 (tradition n° 41)..
27Les versets 14 (Ibrāhīm) : 37, 22 (al-Ḥajj) : 77 et 2 (al-Baqara) : 143 sont associés à ʿAlī : « [Seigneur] fais que des cœurs de certains humains s’inclinent vers eux » ; « ô vous qui croyez ! Inclinez-vous, prosternez-vous, adorez votre Seigneur et faites le bien dans l’espoir de la victoire » ; « Nous avons fait de vous une communauté médiane afin que vous témoigniez des hommes »  [49][49]Ibid., vol. 2, p. 885-886 (tradition n° 54).. De même, les versets 11 (Hūd) : 17 et 13 (al-Raʿd) : 43 : « Celui à qui une preuve de son Seigneur a été donnée et entend énoncer [la Révélation] par un témoin » ; « Celui qui détient la connaissance du Livre »  [50][50]Ibid., vol. 2, p. 903 (tradition n° 60)..
28Des exemples de versets de ce genre, censés avoir été révélés au sujet de ʿAlī, se comptent par plusieurs centaines. La littérature religieuse shi’ite en a fait un véritable genre littéraire (des « commentaires personnalisés consacrés exclusivement à ʿAlī ») qui comprend d’innombrables ouvrages allant du 3e/ixe siècle jusqu’à nos jours  [51][51]M. A. Amir-Moezzi, « Le Tafsīr d’al-Ḥibarī... », art. cité,….
29Par ailleurs, de nombreux termes ou expressions coraniques sont presque systématiquement identifiés comme étant des allusions à ʿAlī ou au statut de l’imam/walī dont il est l’illustration la plus accomplie : al-sabīl (« la voie »), al-ḥaqq (« la vérité », « le réel »), al-khayr (« le bien »), al-ḥasana (« la bonne action »), al-mīzān (« la balance »), al-niʿma (« le bienfait »), al-ṣirāṭ (« le chemin », « la voie ») ou (al-)ṣirāṭ al-mustaqīm (« la voie droite »), et beaucoup d’autres [52][52]Voir par ex. E. Kohlberg, « ʿAlī b. Abī Ṭālib, ii. ʿAlī as seen…. D’où de nombreuses traditions, abondamment exploitées par les ouvrages doctrinaux shi’ites :
30
Le Coran est révélé en quatre parties, aurait dit ʿAlī lui-même : un quart nous concerne (i. e. nous, les gens de la Famille prophétique), un autre quart est au sujet de nos adversaires, un troisième quart au sujet du licite et de l’illicite et un dernier quart concerne les devoirs et les préceptes. Les parties les plus nobles du Coran nous appartiennent  [53][53]Voir par ex. Tafsīr al-Ḥibarī, tradition n° 2, p. 233 ; Furāt….
Personne n’égale ʿAlī dans le Livre de Dieu pour ce qui a été révélé à son sujet  [54][54]al-Ḥākim al-Ḥaskānī, op. cit., 1 : 39 sqq (tradition remontant….
Soixante-dix versets ont été révélés au sujet de ʿAlī auxquels personne d’autre ne peut être associé
 

À Carmela Baffioni,
En hommage amical
I. Introduction
1Au-delà des prises de position et des polémiques séculaires, en particulier entre Sunnites et Shi’ites, il est indéniable que la figure de ʿAlī b. Abī Ṭālib, gendre et cousin du prophète Muḥammad, quatrième calife des Musulmans et premier imam des Shi’ites, a une importance particulière dans l’histoire et la spiritualité de l’islam. Je dis bien « figure » de ʿAlī et non son personnage historique sur lequel presque rien de certain n’est connu, si ce n’est quelques événements majeurs dans leurs grands contours. Dans un article, paru il y a une vingtaine d’années et resté célèbre, Jacqueline Chabbi avait souligné l’impossibilité d’établir une biographie historique de Muḥammad tant les sources sur lui sont tardives, contradictoires, pleines d’approximations et d’erreurs, théologiquement et politiquement orientées, car appartenant à des temps différents de l’époque du Prophète et à des mouvements religieux divergents  [1][1]J. Chabbi, « Histoire et tradition sacrée. La biographie…. De son côté, Harald Motzki, savant que l’on peut difficilement qualifier d’hypercritique à l’égard des sources musulmanes, souligne le dilemme des historiens qui veulent écrire sur la vie de Muḥammad : « On the one hand, it is not possible to write a historical biography of the Prophet without being accused of using the sources uncritically, while on the other hand, when using the sources critically, it is simply not possible to write such a biography »  [2][2]H. Motzki, « Introduction », dans Id. (éd.), The Biography of….
2Le personnage de ʿAlī est sans doute aussi problématique, voire davantage, que celui du Prophète. Il constitue en effet le centre de gravité de trois événements historiques indissociables, dans leur genèse comme dans leurs développements ultérieurs, événements majeurs qui ont façonné les débuts de l’islam et conditionné son destin jusqu’à nos jours : le problème de la succession du Prophète, les conflits et guerres civiles entre les Musulmans qui ont duré plusieurs siècles et enfin l’élaboration des sources scripturaires à savoir le Coran et le Hadith  [3][3]Voir maintenant M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le…. Les qualificatifs évoqués plus haut pour les sources sur Muḥammad peuvent s’appliquer mutatis mutandis à celles consacrées à ʿAlī, à cette différence près que, autour de celui-ci et son entourage (par exemple son épouse Fāṭima ou son fils al-Ḥusayn), les clivages paraissent avoir été encore plus violents  [4][4]M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux, op. cit., chapitre 1 ;…. Ainsi, la vie du ʿAlī historique semble perdue dans le tourbillon des conflits qui secouèrent les premiers temps et les premiers écrits de l’islam  [5][5]Les ouvrages, voire des encyclopédies, de type hagiographique…. En revanche, faire une histoire des diverses représentations de ʿAlī dans les différents milieux musulmans est envisageable et c’est à quelques aspects de cette histoire qu’est consacrée la présente étude.
3Commençons par quelques traits de ces représentations intéressant notre propos, en nous fondant notamment sur les éclairantes synthèses qui viennent d’être mentionnées (note 5).
4Toutes sortes de sources sont unanimes sur quelques qualités de ʿAlī : sa bravoure – portée par une force physique quasiment surhumaine – en tant que combattant de la foi aux côtés du Prophète (et pourtant après la mort de celui-ci, il n’aurait pris part à aucune expédition militaire), son éloquence, son excellente connaissance du Coran et de la sunna prophétique ainsi que sa perpétuelle insistance sur le devoir de les appliquer, la violente hostilité des grands personnages de Quraysh à son égard, notamment les Omeyyades, hostilité remontant probablement à la bataille de Badr, laquelle aboutit aux conflits qui entourèrent la mort et la succession de Muḥammad, et qui fit du règne de ʿAlī une suite ininterrompue de guerres civiles et, d’une manière générale, plaça ʿAlī, son entourage et ses partisans au centre de luttes intestines (et d’élaborations doctrinales) qui durèrent plusieurs siècles  [6][6]Voir aussi H. Lammens, Études sur le règne du Calife Omaiyade…. Grâce notamment à ses relations privilégiées avec Dieu et le Prophète ainsi qu’au discours de ce dernier à Ghadīr Khumm, les Alides, devenus plus tard des Shi’ites, considèrent ʿAlī comme le seul successeur légitime de Muḥammad. Au-delà de sa signification politique, cette succession possède indéniablement une dimension profondément religieuse. Pour des raisons qui restent encore à préciser, ʿAlī semble avoir été très tôt, aux yeux de ses fidèles, un personnage sacré qui fit évoluer, peut-être de son vivant, le personnage historique en une figure héroïque aux dimensions quasi divines, occupant le centre de ce que de nombreuses sources anciennes appellent « la religion de ʿAlī » (dīn ʿAlī)  [7][7]Gh. Ḥ. Ṣadīqī, Jonbesh hā-ye dīnī-ye īrānī dar qarn hā-ye…. Personnage inspiré par Dieu, dépositaire de toutes sortes de connaissances, Preuve de Dieu (ḥujjat allāh), il acquiert bientôt une dimension eschatologique : arbitre (qasīm) du Jour du Jugement, intercesseur auprès de Dieu (shafīʿ) ou encore échanson (sāqī) du bassin paradisiaque de Kawthar dans l’Au-delà. À travers l’imamologie et la métaphysique shi’ites, aussi bien dans les courants principaux « modérés », comme l’imamisme duodécimain (principale branche du shi’isme) et l’ismaélisme septimain (autre branche importante de l’islam shi’ite), que dans les sectes dites « extrémistes » (ghulāt), ʿAlī devient la figure théophanique par excellence, manifestation des Noms de Dieu, ou celle du ʿAlī céleste, symbole suprême de la divinité, et ce jusqu’à nos jours  [8][8]Voir E. Kohlberg, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by…. On trouve un grand nombre de ces qualificatifs caractérisant la figure de ʿAlī dans le soufisme, shi’ite évidemment, mais également sunnite, ou encore dans le grand mouvement « chevaleresque » panislamique des guildes et des corporations de métiers, appelé dès le Moyen Âge la futuwwa. Au sein de ce mouvement, notre personnage est considéré comme le sayyid al-fityān (« le Seigneur des compagnons-chevaliers ») et la devise spécifique de la futuwwa est la sentence censée avoir été prononcée par la voix divine lors de la bataille de Uḥud : lā fatā illā ʿAlī lā sayfa illā dhū l-faqār (« Pas de chevalier hormis ʿAlī, pas de sabre hormis Dhū l-faqār)  [9][9]E. Kohlberg, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the…. Enfin, il faut souligner la place centrale de ʿAlī dans le shi’isme dit « populaire » où il est l’objet d’une véritable dévotion en tant qu’homme divin par excellence, le maître de tous les miracles, le héros des batailles contre les mécréants et contre toutes sortes de démons, le champion de nombreux épopées populaires et le personnage principal d’un certain nombre de pièces du théâtre religieux shi’ite, la taʿziya[10][10]E. Kohlberg, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the….
5Revenons à présent à notre sujet. « ʿAlī est indissociable du Coran comme le Coran est indissociable de ʿAlī »  [11][11]11. ʿAlī maʿa l-Qur’ān wa l-Qur’ān maʿa ʿAlī… (littéralement :…. Cette tradition prophétique, rapportée ici dans sa version la plus simple transmise par des sources sunnites, l’est également bien entendu, et avec moult variantes, par d’innombrables ouvrages shi’ites. Elle résume à merveille la perception qu’ont les Alides en général et les Shi’ites imamites en particulier du caractère privilégié des relations qui lient le Livre saint à leur premier imam.
6De manière plus globale, dans le shi’isme, le Coran et la sainte famille prophétique sont indissolublement liés comme cela est illustré par la fameuse tradition prophétique des Deux Objets Précieux (littéralement « Deux Objets de Poids », ḥadīth al-thaqalayn). Transmis avec de nombreuses variantes, accepté aussi bien par les Sunnites que les Shi’ites mais évidemment avec des interprétations différentes, ce hadith attribué au prophète Muḥammad déclare en substance que celui-ci laisse derrière lui et en héritage pour sa communauté « Deux Objets Précieux » indissociables à savoir sa Famille et le Livre de Dieu  [12][12]Voir maintenant le recueil de toutes les sources de ce hadith…. Ce propos prophétique établit donc entre les deux éléments une relation organique, voire, pour certains, une équivalence dans leur sacralité au sein de l’économie spirituelle de l’islam. L’identité du Coran étant connue, chaque grande tendance politico-religieuse de l’islam naissant essaya de récupérer à son propre profit l’identité du second élément, à savoir « la Famille prophétique » exprimée de diverses façons : ʿitra (famille, parents), ahl al-bayt (Gens de la Demeure), āl al-rasūl (Famille de l’Envoyé), āl al-nabī (Famille du Prophète) Même les Omeyyades, issus des Banū ʿAbd Shams, c’est-à-dire les ennemis héréditaires des Banū Hāshim auxquels appartenait Muḥammad, revendiquèrent un moment ce titre, mais cette prétention disparut très vite après leur chute. Pour certains parmi les premiers Sunnites, selon différentes interprétations, la formule désignait soit les épouses du Prophète, soit l’ensemble des croyants, c’est-à-dire toute la communauté islamique (cette dernière signification va contre la lettre et l’esprit de la version majoritaire du hadith selon laquelle les Deux Objets sont destinés à la communauté et donc distincts d’elle). Finalement, la raison élémentaire aidant, la plupart des Sunnites finirent eux-mêmes par accepter que la Famille de Muḥammad signifie, soit d’une façon globale l’ensemble des Banū Hāshim – ce que soutenaient l’ensemble des descendants de ce clan, en particulier les Abbassides –, soit, de façon plus restreinte, la famille immédiate de Muḥammad, à savoir sa fille Fāṭima, son gendre et cousin germain ʿAlī et les deux fils de ces deux derniers al-Ḥasan et al-Ḥusayn – ce que soutenaient depuis toujours les Alides proto-Shi’ites et plus tard les Shi’ites, toutes tendances confondues  [13][13]Pour les discussions sur les différents sens donnés à la….
7 Dans cette équation concernant le Livre saint et la Famille prophétique, ʿAlī occupe la place centrale. À travers les traditions reliant le premier imam au Coran, on peut distinguer trois « moments » distincts et en même temps inséparables : ʿAlī comme exégète inspiré du Livre, les allusions du Coran à ʿAlī et les mentions explicites de ce dernier dans le Coran.
II. ʿAlī, maître de l’herméneutique
8Tout d’abord, ʿAlī est l’exégète par excellence de la Parole divine. Ce rôle du grand connaisseur du Coran est également reconnu dans le sunnisme, mais il prend une dimension doctrinale de premier ordre d’importance dans le shi’isme  [14][14]L. Veccia Vaglieri, « ʿAlī b. Abī Ṭālib », EI2, vol. 1, p. 393a…. Dès ses plus anciens textes, le shi’isme se définit en effet comme une doctrine herméneutique fondée sur l’enseignement de l’imam/walī (Ami ou Allié de Dieu)  [15][15]Le terme de walī et celui qui désigne le statut de ce dernier à… . Celui-ci vient essentiellement révéler le ou les sens cachés de la Révélation. Sans les commentaires et les explications du walī, l’Écriture révélée par le prophète (nabī) reste obscure et ses niveaux les plus profonds demeurent incompris. ʿAlī, le plus grand des Alliés de Dieu, est donc le maître incontestable de l’herméneutique.
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‘Alī proclama : « Interrogez-moi avant que vous ne me perdiez ! Par Dieu, à la révélation (tanzīl) de chaque verset, l’Envoyé de Dieu me le récita afin que je le lui récite à mon tour et j’ai eu la connaissance de l’interprétation de son sens caché (ta’wīl) »  [16][16]Kitāb Sulaym b. Qays, tradition n° 31, vol. 2 (3 vols), éd. M.

IV. Les mentions explicites de ʿAlī dans le Coran
31Selon toute une série d’autres traditions, la présence de ʿAlī dans le texte même du Coran ne se limite pas aux allusions, métaphores et symboles. Celui-ci y est également mentionné de manière explicite. Or, on sait qu’il n’en est rien dans la version officielle du Coran, la Vulgate ʿuthmānienne. C’est que, selon un grand nombre de sources shi’ites anciennes, plus particulièrement celles datant de la période pré-buwayhide, ce « Coran califal » n’est qu’une version censurée et falsifiée, élaborée par les adversaires de Muḥammad et de ʿAlī, de la véritable Révélation divine  [56][56]Voir plus haut. Aussi E. Kohlberg et M. A. Amir-Moezzi,…. Celle-ci contenait justement les noms d’un grand nombre des contemporains du Prophète, sa famille, ses amis et ses fidèles, mais aussi ses adversaires et ennemis. À quelques rares exceptions près qui ne posent pas de problèmes théologico-politiques particuliers (quatre ou cinq mentions de Muḥammad, une mention de Zayd et une autre d’Abū Lahab), tous les autres noms auraient ainsi été supprimés du texte coranique. Dans une tradition rapportée par al-Kulaynī (m. 328 ou 329/939-40 ou 940-41), on lit :
32
Aḥmad b. Muhammad b. Abī Naṣr [disciple de l’imam al-Riḍā] raconte : « L’imam Abū l-Ḥasan [le huitème imam, ʿAlī al-Riḍā] me prêta un codex du Coran tout en me demandant de ne pas l’ouvrir. Je l’ai cependant fait et je suis tombé sur le verset : ‟Ceux qui se sont rendus impies” et j’ai vu au sein du verset les noms de 70 hommes de Quraysh ainsi que les noms de leurs pères. L’imam envoya alors quelqu’un me demander de lui restituer le codex »  [57][57]al-Kulaynī, al-Uṣūl min al-Kāfī, vol. 4 (4 vols), éd. J.….

33Dans une tradition eschatologique, rapportant une vision de ʿAlī et transmise par al-Nuʿmānī (m. vers 345 ou 360/956 ou 971), il est dit :
34
al-Aṣbagh b. Nubāta [compagnon de ʿAlī] rapporte : « J’ai entendu ʿAlī dire : ‟je vois d’ici les non-Arabes (al-ʿajam) [i. e. les compagnons du Sauveur lors de son Retour à la fin des temps] installés sous leurs tentes dressées dans la mosquée de Kūfa et enseignant aux gens le Coran tel qu’il fut révélé”. J’ai demandé : ‟Prince des croyants ! [Le Coran] n’est-il donc pas maintenant comme il fut révélé ?” ‟Non, répondit-il, on y a supprimé (muḥiya minhu) les noms de 70 personnes de Quraysh, ainsi que les noms de leurs pères et on n’a laissé le nom d’Abū Lahab que pour humilier le Prophète, car Abū Lahab était son oncle” »  [58][58]al-Nuʿmānī, Kitāb al-ghayba, éd. ʿA. A. Ghaffārī, Téhéran,….

35Le « Coran originel » aurait donc contenu beaucoup de noms des contemporains de Muḥammad et là encore, selon les sources shi’ites, les mentions explicites de ʿAlī auraient été, de loin, les plus nombreuses. Reproduisons quelques citations de ce « Coran » pour illustrer notre propos (les expressions en plus par rapport au texte officiel du Coran sont écrites en italique) :
36– Coran 2 (al-Baqara) / 6 : « […] Quant à ceux qui dénient la walāya de ʿAlī, égal est pour eux que tu les mettes en garde ou non ; ils ne croiront pas »  [59][59]al-Sayyārī, Kitāb al-qirā’āt/al-Tanzīl wa l-taḥrīf, éd. E.….
37– Coran 2 (al-Baqara) / 87 : « […] Mais, n’est-ce pas, chaque fois que Muḥammad [au lieu de : un envoyé] vous révèle quelque chose concernant la muwālāt de ʿAlī [ici muwālāt est synonyme de walāya] qui vous contrarie, votre orgueil démentit un groupe parmi la Famille de Muḥammad et en assassine un autre ? »  [60][60]al-Kulaynī, al-Uṣūl min al-Kāfī, kitāb al-ḥujja, bāb fīhi nukat….
38 – Coran 2 (al-Baqara) / 90 : « Vil prix que celui pour lequel ils ont vendu leur âme en niant ce que Dieu a révélé au sujet de ʿAlī et cela par jalousie… » [61][61]al-Sayyārī, op. cit., p. 20, n° 61 (texte arabe) ; voir aussi….
39 – Coran 4 (al-Nisā’) / 167-170 : « Ceux qui sont injustes [au lieu de : ‟ceux qui dénient et sont injustes”] à l’égard des droits de la Famille de Muḥammad, Dieu ne leur pardonnera ni ne les guidera sur aucun chemin / si ce n’est celui de la géhenne où ils y séjourneront à jamais et c’est chose facile à Dieu / Hommes ! L’Envoyé vous apporte de votre Seigneur la vérité sur la walāya de ʿAlī ; ajoutez-y foi, cela vaut mieux pour vous et si vous déniez la walāya de ʿAlī [sachez qu’] à Dieu appartient ce qui est dans les cieux et sur la terre »  [62][62]al-Qummī ʿAlī b. Ibrāhīm, Tafsīr, éd. al-Mūsawī al-Jazā’irī,….
40 – Coran 5 (al-Mā’ida) / 67 : « Envoyé ! Communique ce qui t’a été révélé de ton Seigneur au sujet de ʿAlī… »  [63][63]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 45, n° 165 (texte arabe), p. 115-116….
41 – Coran 7 (al-Aʿrāf) / 172 : « Et lorsque ton Seigneur préleva des reins des descendants d’Adam leur progéniture et les rendit témoins sur eux-mêmes : ‟ne suis-Je pas votre Seigneur, Muḥammad n’est-il pas l’envoyé de Dieu, ʿAlī n’est-il pas le commandeur des Croyants ?” Ils dirent : ‟Oui, nous en témoignons” »  [64][64]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 52, n° 195 (et p. 53, n° 196, avec la….
42 – Coran 15 (al-Ḥijr) / 41 : « [Dieu] dit : ‟Ceci est la voie de ʿAlī toute droite” » (hādhā ṣirātu ʿAlīyin mustaqīmun, au lieu de : Ceci est, pour Moi, une voie droite, hādhā ṣirātun ‘alayya mustaqīmun )  [65][65]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 74, nos 282 et 286 (texte arabe),….
43 – Coran 16 (al-Naḥl) / 24 : « Et quand on leur dit : ‟qu’a fait descendre votre Seigneur au sujet de ʿAlī ?” Ils répondent : ‟Fables des anciens” » [66][66]Furāt al-Kūfī, Tafsīr, p. 234 ; al-Qummī, Tafsīr, vol. 1, p.….
44 – Coran 20 (Ṭāhā) / 115 : « Et nous avons autrefois confié à Adam des Mots concernant Muḥammad, ʿAlī, [Fāṭima,] al-Ḥasan, al-Ḥusayn et les imams de leur descendance, mais il les oublia »  [67][67]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 21, n° 65 (texte arabe) et p. 87, n°….
45 – Coran 33 (al-Aḥzāb) / 71 : « Quiconque obéit à Dieu et à Son prophète pour ce qui est la walāya de ʿAlī et celle des imams après lui, celui-là jouit d’un bonheur grandiose »  [68][68]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 111, n° 428 (texte arabe), p. 202….
46 – Coran 33 (al-Aḥzāb) / 25 : « Au combat, grâce à ʿAlī, Dieu suffit aux croyants ; Dieu est fort et puissant »  [69][69]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 111, nos 425 et 426 (texte arabe),….
47 – Coran 43 (al-Zukhruf) / 4 : « Dans la Mère du Livre, il est [i. e. ʿAlī] auprès de Nous [i. e. Dieu], ʿAlī qui est plein de sagesse » (au lieu de la compréhension officielle : « […] il est [i. e. le Coran], auprès de Nous, sublime et sage »)  [70][70]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 134, n° 501 (texte arabe), p. 223-224….
48Arrêtons ici les citations, mais il en existe beaucoup d’autres  [71][71]Voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 210-214 ; Id., « Notes…. Ainsi, Dieu aurait mentionné nommément ʿAlī et sa walāya dans Son Livre – avant sa falsification –, et ce à de très nombreuses reprises ; infiniment plus que le prophète Muḥammad lui-même, si l’on en croit les traditions shi’ites anciennes. La question qui se pose alors de manière légitime est la suivante : pourquoi ? Quelle est la raison d’une insistance si forte de Dieu sur l’importance de ʿAlī ?
 
V. La double nature de ʿAlī et sa sacralité
49Dans le corpus doctrinal shi’ite en général et dans les compilations de hadith-s en particulier, ʿAlī est présenté sous deux aspects différents et en même temps interdépendants : un personnage historique, physique, terrestre et un être spirituel, métaphysique, céleste. Nous retrouvons ici l’omniprésent couple shi’ite de ẓāhir et de bāṭin, de l’apparent et du caché, du manifeste et du secret, de l’exotérique et de l’ésotérique. Le ʿAlī terrestre, imam historique par excellence, est la manifestation, la face révélée de l’Imam céleste, entité métaphysique, souvent appelée elle aussi ʿAlī, laquelle est le lieu de manifestation des Noms et Attributs divins. Cette dernière entité théophanique, premier être créé, est parfois (mais pas toujours) associée aux entités pré-existentielles, aux personnes célestes d’autres figures saintes que le shi’isme qualifie d’Impeccables (maʿṣūm), à savoir Muḥammad, Fātima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn ou encore l’ensemble des imams. À l’aube de la création sensible, elle est placée, sous forme de lumière, dans Adam pour être transmise, de génération en génération, aux Amis ou Alliés de Dieu (walī, pl. awliyā’), prophètes, imams, saints et saintes de l’Histoire, pour atteindre son objectif ultime c’est-à-dire le ʿAlī historique  [72][72]Sur ces données voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, partie…. Cette « lumière » de l’alliance divine, faisant de son porteur un homme (ou une femme) de Dieu, réceptacle et transmetteur des enseignements divins, est désignée, avec parfois des nuances, par plusieurs termes techniques dans des contextes théologiques, prophétologiques et imamologiques : walāya (comme on l’a vu, terme difficilement traduisible par un seul mot – voir ci-dessus note 15), waṣiyya (legs, héritage), nūr (lumière), amr (autre mot difficilement traduisible : ordre, chose, affaire…), amr ilāhī (amr divin), juz’ ilāhī (parcelle divine), ou encore par les combinaisons de ces derniers (nūr al-walāya, nūr al-waṣiyya, waṣiyya walawiyya, amr al-walāya/al-waṣiyya…), etc.  [73][73]À part les références indiquées à la note précédente, voir ma…. Il est vrai que, comme on vient de le dire, dans les traditions concernant cette entité, sa création, sa fonction et sa transmission, les autres membres de l’ensemble des Impeccables, et notamment Muḥammad, accompagnent parfois ʿAlī, mais une prise en compte de l’ensemble du corpus montre clairement que ce dernier constitue de manière évidente le pôle autour duquel gravite la doctrine de la double nature de l’homme divin et ce d’autant plus que ʿAlī est aussi un des plus importants Noms de Dieu  [74][74]D. Gimaret, Les Noms divins en Islam, Paris, 1988, index s.v.…. Dans ce contexte, « la walāya de ʿAlī » désigne un élément doctrinal d’une richesse exceptionnelle : la sacralité de ʿAlī en tant qu’être théophanique, le symbole de l’Alliance avec Dieu (quasiment dans le sens biblique du terme), l’amour du ʿAlī métaphysique grâce à l’amour et la fidélité à l’égard de sa manifestation terrestre, à savoir le ʿAlī historique, le pouvoir spirituel et temporel de ce dernier, la fraternité créée entre les membres de la communauté shi’ite grâce à leur fidélité commune à ʿAlī, enfin la force, la lumière, la parcelle divine qui sacralise l’homme et dont le premier imam est l’exemplum suprême. D’où la centralité de la notion et de la personne qui la symbolise chez les Shi’ites qui, de ce fait, se désignent souvent eux-mêmes comme des ahl al-walāya (le Gens de la walāya) ou encore les ʿAlawīyūn (les Fidèles de ʿAlī).
50 ʿAlī devient ainsi le symbole religieux, l’horizon spirituel d’un secret initiatique, d’un itinéraire spirituel à double face : l’humanisation du divin et la déification de l’humain. La doctrine de la walāya/waṣiyya/amr constitue le noyau de la foi shi’ite, la dimension cachée, ésotérique (bāṭin) enveloppée dans la religion exotérique (ẓāhir) portée par la prophétie (nubuwwa) laquelle est symbolisée par la figure de Muḥammad. D’où l’adage shi’ite, répété à l’envi par toutes sortes de sources : al-walāya bātin al-nubuwwa (la walāya est l’ésotérique de la prophétie). Le ʿAlī historique est le gardien de ce secret dont le contenu ultime est le ʿAlī métaphysique. Ainsi l’Imam est en même temps le sujet et l’objet de l’exégèse de l’Écriture.
51Après ces lignes introductives, les traditions que nous allons examiner deviendront plus claires :
52
Lorsque Dieu le Très-Haut créa les cieux et la terre, aurait dit le Prophète, Il les appela et ils répondirent, puis il leur présenta ma nubuwwa et la walāya de ‘Alī b. Abī Ṭālib [respectivement, aspects exotérique et ésotérique de la religion en tant que Message divin] et ils les acceptèrent. Puis Dieu créa les créatures et confia à nous deux l’affaire de [leur] religion (amr al-dīn). C’est ainsi que l’heureux est heureux par nous et le malheureux, malheureux par nous. Nous sommes ceux qui rendons licite ce qui est licite pour eux et illicite ce qui est illicite pour eux  [75][75]Ibn Shādhān, Mi’a manqaba, Qumm, 1413/1993, « manqaba » 7, p.….

53La walāya de ʿAlī imprègne toute l’histoire de l’humanité et en constitue la substance spirituelle puisqu’elle se trouve au coeur de toutes les Révélations et toutes les missions prophétiques. Al-Ṣaffār al-Qummī (m. 290/902-3), important traditionniste du shi’isme ancien pré-buwayhide, a consacré plusieurs chapitres de la seconde section de son grand livre Baṣā’ir al-darajāt à ces questions  [76][76]al-Ṣaffār al-Qummī, Baṣā’ir al-darajāt, éd. Mīrzā Kūčebāghī,…. Selon de nombreuses traditions, remontant principalement aux cinquième et sixième imams, Muḥammad al-Bāqir et Ja‘far al-Ṣādiq, le Pacte prétemporel (al-mīthāq), conclu entre Dieu et les créatures à l’aube de la création et auquel le Coran 7 (al-Aʿrāf) : 172 est censé faire allusion, concerne surtout la walāya[77][77]Baṣā’ir, section 2, chapitres 7-12 ; voir aussi ci-dessus note…. D’autres hadith-s précisent que seuls les “élites” de la création prêtèrent serment de fidélité à l’égard de la walāya de ‘Alī, à savoir : les Rapprochés (al-muqarrabūn) parmi les anges, les Envoyés (al-mursalūn) parmi les prophètes et les Éprouvés (al-mumtaḥanūn) parmi les croyants  [78][78]Baṣā’ir, section 2, chapitre 6, p. 67-68 (éd. K) ; vol. 1,…. Selon une tradition prophétique, dans le Monde pré-existentiel des Ombres (‘ālam al-aẓilla), le statut des prophètes ne fut parachevé que lorsqu’ils reconnurent la walāya[79][79]Baṣā’ir, section 2, chapitre 8. Sur « les Mondes d’avant le…. De même le Pacte accordé à Adam, dont parle le Coran 20 (Ṭāhā) : 115, concerne la walāya[80][80]Baṣā’ir, section 2, chapitre 7, p. 70-71 (éd. K) ; vol. 1,…. Celle-ci constitue la raison essentielle de toute mission prophétique :
54
Aucun prophète ni aucun envoyé n’a été missionné, si ce n’est par (ou « pour ») notre walāya (bi-walāyatinā)[81][81]Baṣā’ir, section 2, chapitre 9, p. 74-75 (éd. K) ; vol. 1,….
Notre walāya est la walāya de Dieu. Tout prophète n’a été envoyé (par Dieu) que pour/par elle  [82][82]Baṣā’ir, ibid., n° 7, p. 75 (éd. K) ; vol. 1, p. 301 (éd. Z) ;….
La walāya de ‘Alī est inscrite dans tous le livres des prophètes ; tout envoyé n’a été missionné que pour proclamer la prophétie de Muḥammad et la walāya [ou la waṣiyya] de ‘Alī  [83][83]Baṣā’ir, section 2, chapitre 8, p. 72, n° 1 (éd. K) ; vol. 1,….

55Le Coran, dans sa « version intégrale originelle », aurait mentionné clairement le fait (comme précédemment, les passages en plus par rapport à la version officielle du Coran sont en italique) :
56Coran 42 (al-Shūrā) / 13 : « Il a établi pour vous ô Famille de Muḥammad, en fait de religion, ce qu’Il avait prescrit à Noé, et ce que Nous te révélons ô Muḥammad, et ce que Nous avions prescrit à Abraham, à Moïse et à Jésus : “Etablissez la religion de la Famille de Muḥammad (i. e. la religion de la walāya), ne vous divisez pas à son sujet et soyez unis. Combien paraît difficile aux associationnistes, ceux qui associent à la walāya de ‘Alī (i.e., d’autres walāya-s) ; ce vers quoi tu les appelles concernant la walāya de ‘Alī. Certes Dieu guide, ô Muḥammad, vers cette religion celui qui se repent, celui qui accepte ton appel vers la walāya de ‘Alī” (au lieu de : ‟Dieu choisit et appelle à cette religion qui Il veut ; Il guide vers elle celui qui se repent”) »  [84][84]Furāt al-Kūfī, Tafsīr, p. 387 ; al-Kulaynī, al-Rawḍa min….
57Si Adam fut chassé du paradis, c’est parce qu’il avait oublié la walāya[85][85]Baṣā’ir, section 2, chapitres 7 à 12 ; aussi Ibn Bābūya, Ma‘ānī…. Si le prophète Jonas fut enfermé dans le ventre de la baleine, c’est parce que, pendant un moment, il avait refusé fidélité à la walāya[86][86]Furāt al-Kūfī, Tafsīr, p. 94 ; al-Majlisī, Biḥār, vol. 14,…. Si certains israélites furent métamorphosés en poisson ou en lézard, c’est qu’ils avaient négligé la walāya[87][87]al-‘Ayyāshī, Tafsīr, vol. 2, p. 35 ; al-Majlisī, Biḥār, vol. 5,…. C’est que sans la walāya, point de religion. Sans un Dieu révélé dans un de Ses Amis ou sans l’homme divin manifestant le Mystère ultime dans sa personne et ses enseignements, la foi n’a pas de sens. Sans l’esprit, la lettre est morte, n’est que coquille vide, dépouille sans vie. Il est donc tout à fait normal que l’islam, la religion ultime du plus parfait des prophètes, soit encore plus que d’autres centré sur la walāya ; plus, si Muḥammad est Muḥammad, c’est qu’il a été initié, encore plus que d’autres prophètes, en particulier pendant ses ascensions célestes, aux mystères de la walāya de l’Imam, de l’Homme-Dieu symbolisé par le ‘Alī cosmique : « ‘Alī est un Signe de Dieu (āya – au même titre qu’un verset du Coran) pour Muḥammad. Celui-ci n’a fait qu’appeler (les gens) à la walāya de ‘Alī »  [88][88]al-Ṣaffār al-Qummī, Baṣā’ir, section 2, chapitre 7, nos 5 et 8,….
58Commentant le Coran 94 (al-Sharḥ) / 1, sur la vocation prophétique de Muḥammad, « N’avons-Nous pas ouvert pour toi (ô Muḥammad), ta poitrine ? », l’imam Ja‘far est dit avoir proclamé : « Dieu lui a ouvert la poitrine à la walāya de ‘Alī »  [89][89]Baṣā’ir, section 2, chapitre 8, n° 3, p. 73 (éd. K) ;….
59
L’ange Gabriel vint à moi, aurait dit le Prophète, et me dit : ‘Muḥammad ! ton Seigneur t’ordonne l’amour (ḥubb) et la walāya de ‘Alī  [90][90]Baṣā’ir, ibid. n° 9, p. 74 (éd. K) ; p. 297-298 (éd. Z) ;….
Le Prophète fut cent vingt fois élevé au ciel ; pas une seule fois ne se passa sans que Dieu lui eût confié la walāya de ‘Alī et des imams (qui viennent) après celui-ci bien plus que ce qu’Il lui recommanda au sujet des devoirs canoniques  [91][91]Baṣā’ir, section 2, chapitre 10, n° 10, p. 79 (éd. K) ; p. 314….
La walāya de ʿAlī auprès du Prophète n’a rien de terrestre, elle vient du ciel, de la Bouche même de Dieu (mushāfahatan ; i. e. message reçu oralement par Muḥammad lors de ses ascensions célestes)  [92][92]al-Majlisī, Biḥār, vol. 28, p. 306, n° 13. À comparer avec Ibn….

60Dans une déclaration solennelle attribuée au Prophète, celui-ci fait l’éloge de ʿAlī dans des termes qui sont autant d’allusions claires à la double nature, humaine et divine, de ce dernier :
61
… Voici le Guide le plus resplendissant, la Lance de Dieu la plus longue, Le Seuil de Dieu le plus large ; que celui qui cherche Dieu rentre par ce Seuil… Sans ‘Alī, le vrai ne serait pas distingué du faux, ni le croyant de l’incroyant ; sans ‘Alī, Dieu n’aurait pas pu être adoré… Aucun Rideau (sitr) ne lui cache Dieu, nul Voile (ḥijāb) entre Dieu et lui. Non ! ‘Alī lui-même est Rideau et Voile…  [93][93]Furāt, Tafsīr, p. 371, n° 503..

62Dans d’autres traditions remontant à ʿAlī lui-même, notamment dans un certain nombre de prônes censés avoir été prononcés à la mosquée de sa capitale Kūfa, l’identité du locuteur bascule, d’une phrase à l’autre, entre sa personne humaine et sa Face divine  [94][94]Sur ces prônes, leur nature, leur nombre, leurs intitulés et…. Le premier imam semble y annoncer hardiment son identité avec l’Imam cosmique, l’être théophanique qui révèle en sa personne les Noms et Attributs de Dieu :
63
Du haut de la chaire de la mosquée de Kūfa, ‘Alī, Commandeur des initiés, déclara : Par Dieu, je suis le Rétributeur (dayyān) des hommes le Jour de la Rétribution ; je suis celui qui partage entre le Jardin et le Feu, n’y entre personne si ce n’est par mon partage ; je suis le Juge Suprême (entre le bien et le mal ; al-fārūq al-akbar)… Je détiens la Parole tranchante (faṣl al-khiṭāb) ; je détiens la Vue pénétrante de la Voie du Livre… Je possède la science des heurs et des malheurs et la science des jugements ; je suis le Parachèvement de la Religion ; je suis le Bienfait de Dieu pour Ses créatures…  [95][95]Furāt, Tafsīr, p. 178, n° 230. Sur fārūq voir aussi ci-dessous….
Je suis l’Abeille-reine (ya‘sūb) des initiés ; je suis le Premier parmi les Anciens ; je suis le successeur de l’Envoyé du Seigneur des mondes ; je suis le Juge du Jardin et du Feu…  [96][96]al-‘Ayyāshī, Tafsīr, vol. 2, p. 17-18, n° 42 ; al-Majlisī,….

64Au sujet des versets « Sur quoi ils s’interrogent mutuellement ? / Sur l’Annonce solennelle / Objet de leur différend » (Coran 78 [al-Naba’] / 1-3), ‘Alī est dit avoir déclaré à ses adeptes :
65
Par Dieu, je suis l’Annonce solennelle… Dieu n’a pas d’Annonce plus solennelle ni de Signe plus grandiose que moi  [97][97]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 173, n° 630 (texte arabe), p. 260….

66Dans le prône qui suit, les Noms de Dieu mentionnés dans le Coran sont en italique :
67
… Je suis le Secret des secrets… Je suis la Face de Dieu ; je suis l’Œil de Dieu ; je suis la Main de Dieu ; je suis la Langue de Dieu… Je suis les-Plus-Beaux-Noms par lesquels on invoque Dieu… Je suis le seigneur de la prééternité primordiale… Je suis le maître de l’herméneutique [du Coran] ; je suis le commentateur de l’Évangile ; je suis le savant de la Torah… Je suis Le Premier (al-awwal) ; je suis Le Dernier (al-ākhir) ; je suis Le Manifeste (al-ẓāhir) ; je suis Le Caché (al-bāṭin)Je suis Le Créateur (al-khāliq) ; je suis le Créé ; je suis Celui qui donne (al-muʿṭī) ; je suis Celui qui prend (al-qābiḍ)… Je suis Le Compatissant (al-raḥmān) ; je suis Le Miséricordieux (al-raḥīm)… Je suis le Lion [du clan] des Banū Ghālib ; je suis ʿAlī b. Abī Ṭālib  [98][98]Le texte du « Prône de la Claire Déclaration » (khuṭbat….

68C’est dans ce contexte doctrinal que ʿAlī (et à sa suite, les imams de sa descendance) est décrit, dans les ouvrages shi’ites, par des expressions coraniques telles que « le Signe suprême » (al-āyat al-kubrā ; Coran 79 [al-Nāziʿāt] / 20), « l’Anse la plus solide » (al-ʿurwat al-wuthqā ; Coran 2 [al-Baqara] / 256 et 31 [Luqmān] / 22), « l’auguste Symbole » (al-mathal al-aʿlā ; Coran 16 [al-Naḥl] / 60) ou encore des titres tels que « la Preuve de Dieu » (ḥujjat allāh), « la Voie de Dieu » (ṣirāṭ allāh), « le Vicaire de Dieu » (khalīfat allāh), « le Seuil de Dieu » (bāb allāh), etc  [99][99]Les références sont innombrables ; contentons-nous des….
 
VI. Racines, prolongements et interrogations sur les origines : ʿAlī et le Christ
69Les deux natures de ʿAlī seront très tôt désignées par les termes de nāsūt (nature humaine) et de lāhūt (nature divine), mots d’origine syriaque que les textes chrétiens arabes utilisent pour la double nature du Christ  [100][100]L. Massignon, La Passion de Hallâj, martyr mystique de l’Islam,…. Et pour cause : les principales doctrines de l’imamologie shi’ite, indissolublement liées à sa théologie et à sa prophétologie, semblent être héritières des spéculations christologiques de différents courants chrétiens et judéo-chrétiens néoplatonisants de l’Antiquité tardive ou issus de ces derniers, plus particulièrement divers mouvements gnostiques et le manichéisme  [101][101]Voir l’ouvrage désormais classique de H. Halm, Die islamische…. L’Imam métaphysique cosmique, être préexistant manifestant le Verbe lumineux de Dieu et archétype céleste de l’imam terrestre, semble plonger ses racines dans les commentaires de l’Évangile de Jean  [102][102]Notamment les versets 1, 15 où Jean le Baptiste déclare au…. On pense notamment aux exégèses de ceux qu’on appelle « les théologiens du Logos », Philon d’Alexandrie, Justin, Origène, Arius, etc. Le statut de ʿAlī, simultanément Imam céleste et terrestre, intermédiaire ontologique entre le divin et l’humain, présente plus d’une analogie avec certains dogmes christologiques depuis Paul (par exemple Col 1, 15 ou 2, 9) jusqu’au Commentaire sur Jean d’Origène, la Thalie d’Arius, les spéculations sur le Christ de Nestorius ainsi que les doctrines christologiques et gnoséologiques de Mani, de Bardesane d’Edesse ou encore de Marcion  [103][103]Il n’y a pratiquement plus de doute sur la présence de ce genre…. Il est intéressant de noter que ces mouvements étaient présents dans l’Irak sassanide, et en particulier dans la cité de Ḥīra, quelques siècles avant et quelques siècles après l’avènement de l’islam. Or, l’Irak est la terre natale du shi’isme, surtout la ville de Kūfa, construite à proximité de Ḥīra. Est-ce la raison du transfert aussi rapide qu’énigmatique de la capitale de Médine à Kūfa sous le califat de ʿAlī  [104][104]Question à laquelle on n’a pas encore apporté une réponse… ? Le concept de walāya ʿAlī, et son véhicule « la lumière de la walāya/waṣiyya », ainsi que son « voyage » à travers les générations pour atteindre les Alliés de Dieu rappellent, parfois dans le détail, certaines doctrines judéo-chrétiennes et chrétiennes sur l’Esprit Saint, le Paraclet, le Vrai Prophète ou la christologie d’ange telles qu’on les rencontre par exemple chez les Manichéens, les Montanistes ou les Monarchianistes, minutieusement étudiées ces dernières années, notamment par Jan Van Reeth  [105][105]Voir par ex., entre de nombreuses autres études plus anciennes,….
70Ainsi, la figure de ʿAlī b. Abī Ṭālib se trouve à la croisée de ces doctrines spirituelles et en constitue l’épicentre. C’est grâce à sa double nature que ʿAlī constitue le pivot de la spiritualité de différents domaines et groupes islamiques, en tant qu’être théophanique et en même temps guide initiateur par excellence : la religiosité shi’ite (toutes tendances confondues) en particulier dans son chapitre imamologique, la mystique et le soufisme aussi bien shi’ite que sunnite, les sciences occultes, la futuwwa, la littérature et l’art religieux shi’ite, la dévotion et les pratiques des mouvements comme les Nuṣayri-Alaouites de la Syrie, les Ḥurūfiyya, les Nuqṭawiyya, les Bābā’ī, les Bektāshis et les Alévis turcs, les Mushaʿshaʿiyya, les Ahl-e Ḥaqq/Yārersān kurdes… Pour un très grand nombre de fidèles shi’ites, dans la grande diversité de leurs doctrines et pratiques, ʿAlī, véritable manifestation de Dieu, est supérieur non seulement aux autres imams, mais également au prophète Muḥammad. C’est par exemple le cas de nombreuses sectes alides des premiers siècles de l’islam (les Saba’iyya/Kaysāniyya, les ʿAyniyya parmi les Mukhammisa, les Nuṣayriyya Isḥāqiyya…), certains Ismaéliens avec leur doctrine de ʿAlī comme asās, supérieur à l’imām et au prophète/nāṭiq, plaçant ainsi la walāya comme source de la mission prophétique, des Druzes jusqu’aux ordres mystiques actuels, les Shaykhiyya ainsi que les confréries soufies shi’ites (Dhahabiyya, Niʿmatullāhiyya, Khāksāriyya et d’autres), pour qui le Prophète lui-même avait appelé ses fidèles à la walāya de ʿAlī, prouvant ainsi la supériorité de l’ésotérique, de l’esprit, du bāṭin dont ʿAlī est symbole et porte-parole, sur l’exotérique, la lettre, le ẓāhir dont il était lui-même le messager. Pour ces fidèles, ʿAlī, Sceau de la walāya universelle, accompagnant secrètement tous les Envoyés antérieurs et manifestement le prophète Muḥammad, est le lieu de manifestation du Nom Suprême de Dieu (ism allāh al-aʿẓam/al-akbar)  [106][106]Les sources sur ces données sont innombrables. On trouvera une….
71Les hérésiographes sunnites, mais aussi les auteurs shi’ites se réclamant de la tradition rationaliste post-buwayhide, ont taxé ces doctrines d’exagération (ghuluww) et ceux qui les professent d’extrémistes (ghālin, pl. ghulāt). L’accusation est bien entendu d’ordre idéologique, mais elle ne résiste pas à l’examen critique historique. Nous avons vu que ces notions imamologiques sont toutes omniprésentes dans le corpus des traditions shi’ites dit « modéré » et considéré comme authentique  [107][107]Sur ces questions, sur les deux traditions imamites anciennes,…. Que l’on pense aux grandes compilations de Hadith anciennes (3e-5e/ix-xie s.) et modernes (10e-13e/xvi-xixe s.), aux auteurs importants allant d’Ibn Shahrāshūb (m. 588/1192) aux grands maîtres des confréries mystiques modernes et contemporains en passant par Ḥaydar Āmulī (m. 794/1391-1392), Rajab al-Bursī (m. 814/1411) Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsā’ī (m. après 901/1496) ou encore les grands philosophes iraniens de l’ère safavide, Mullā Ṣadrā (m. 1050/1640), Mullā Muḥsin al-Fayḍ al-Kāshānī (m. 1091/1680) et les grands théoriciens de la walāya ontologique (al-walāya al-takwīniyya), comme Mīrzā Rafīʿā Nā’īnī (m. 1083/1672), ʿAbd al-Razzāq Lāhījī (m. 1032/1622), Mullā Naʿīmā Ṭāliqānī (m. après 1135/1722) ou Mullā ʿAbd al-Raḥīm Damāvandī (m. 1160/1747)  [108][108]Sur les grandes compilations de Hadith imamite voir E.….
72Je voudrais terminer cette étude avec quelques interrogations, suppositions et hypothèses. Je les exposerai ici très sommairement et en vrac, laissant leur examen détaillé pour une étude ultérieure en préparation. Le shi’isme est la religion de l’Imam comme le christianisme est la religion du Christ ; de même, la doctrine shi’ite de l’Imam, l’imamologie, déterminant foncièrement la théologie et la prophétologie, est entièrement centrée sur la figure de ʿAlī. Autrement dit, depuis un millénaire et demi, le shi’isme est la religion de ʿAlī, homme divin et guide suprême  [109][109]ʿAlī aurait été le seul personnage historique des débuts de…. Cette figure et les doctrines qui s’y rapportent possèdent donc une très grande puissance spirituelle, entraînant des pans entiers, certes minoritaires, mais très largement représentatifs, de la communauté des fidèles, et ce dès les tout premiers temps de l’islam jusqu’à nos jours  [110][110]Il faut rappeler que même si les Alides, appelés plus tard…. Or, il est difficilement envisageable qu’une telle religion, une telle dévotion à l’égard d’une personne, soit née du néant ou soit uniquement fondée sur une question de succession, fût-ce celle d’un prophète.
73À ce stade du raisonnement, plusieurs interrogations légitimes surgissent si l’on prend en compte quelques prémisses. Dans de très nombreuses traditions shi’ites (nous en avons vu quelques-unes), le prophète Muḥammad déclare que l’objectif ultime de sa mission est la déclaration de la sacralité de la personne de ʿAlī, c’est-à-dire appeler les fidèles à suivre la personne et les enseignements de ce dernier. Par ailleurs, tel qu’il apparaît dans d’innombrables passages coraniques, le message de Muḥammad est présenté comme étant le prolongement et le parachèvement des religions monothéistes antérieures, en l’occurrence le judaïsme et le christianisme. Enfin, si l’on prenait au sérieux, comme elle le mérite amplement, la vieille thèse injustement négligée de Paul Casanova, Muḥammad serait venu annoncer la Fin des temps ; ce qui est clairement attesté par plusieurs dizaines de courtes sourates finales du Coran, dites à juste titre « eschatologiques », par un des titres du Prophète attesté par quelques-unes parmi les plus anciennes sources , à savoir nabī ou rasūl al-malḥama (« le prophète/le messager des calamités de la Fin des temps ») et par de nombreuses traditions  [111][111]P. Casanova, Mohammed et la fin du monde. Étude critique sur…. On pourrait alors émettre l’hypothèse suivante : Muḥammad serait venu pour annoncer la Fin du monde ; appartenant à la tradition religieuse biblique, il ne pouvait pas rester silencieux sur la figure centrale de l’eschatologie biblique à savoir le Sauveur, le Paraclet et/ou le Messie, le Christ Oint (al-masīḥ) ; il aurait présenté ʿAlī comme étant ce Messie de la Fin des temps. D’où les nombreuses mentions explicites, dans le Coran originel, de ʿAlī en tant que Sauveur et la suppression de ces mentions par les adversaires de ce dernier dans la version officielle, mais falsifiée du Coran. C’est du moins ce qu’auraient professé les premiers Alides.
74Cette hypothèse, à première vue saugrenue, paraît pourtant trouver de nombreuses attestations textuelles dans les sources shi’ites anciennes de toutes tendances ou dans les écrits hérésiographiques sunnites.
75
Il y a quelque chose en toi qui ressemble à Jésus fils de Marie, aurait dit Muḥammad à ʿAlī ; si je ne craignais pas que certains groupes de ma communauté ne disent ce qu’ont dit les chrétiens au sujet de Jésus, je révélerais quelque chose à ton sujet qui aurait fait que les gens ramasseraient la poussière de tes pas afin d’en recevoir la bénédiction  [112][112]al-Kulaynī, al-Rawḍa min al-Kāfī (ci-dessus note 84), vol. 1,….

76Dans plusieurs de ses prônes, ʿAlī se déclare l’Oint/le Christ, al-masīḥ, le mahdī (le Bien-Guidé) ou le qā’im (le Résurrecteur), le Messie de la Fin des temps identifié par beaucoup à Jésus : « … Je suis Jésus… Je suis le mahdī de tous les instants, je suis le Jésus de ce temps… je suis le grand fārūq… »  [113][113]al-Kashfī, Tuḥfat al-mulūk (ci-dessus note 98), p. 27 ; voir…. Selon les hérésiographes, al-Ḥasan b. Mūsā al-Nawbakhtī (m. vers 300/912-913) du côté shi’ite, ou ʿAbd al-Qāhir al-Baghdādī (m. 429/1037) du côté sunnite – pour ne citer qu’eux – les Alides Saba’iyya du 1er/viie s. refusaient de croire en la mort de ʿAlī. Ils prétendaient qu’à l’instar de Jésus, il était monté au ciel pour revenir sur terre à la Fin des temps en tant que mahdī/qā’im, pour se venger de ses ennemis et remplir la terre de sagesse et de justice  [114][114]al-Nawbakhtī, Firaq al-shīʿa, éd. M.Ṣ. Āl Baḥr al-ʿulūm, Najaf,…. Dans le verset 13 (al-Raʿd) : 7, Dieu parle de deux personnages religieux importants : « … Tu n’es qu’un Avertisseur (mundhir) et chaque peuple a un Guide (hādin) ». L’exégèse shi’ite soutient unanimement que le premier désigne Muḥammad et le second ʿAlī  [115][115]al-Sayyārī, Qirā’āt, p. 70, n° 270 (texte arabe), et pour de…. Outre le fait que « le Guide » est supérieur à « l’Avertisseur » dans l’économie religieuse, on sait qu’al-hādī est également un des nombreux titres d’al-Mahdī, le Sauveur (les deux termes appartiennent évidemment à la même racine HDY). Peut-on penser alors que, pour certains Alides des premiers temps, Muḥammad était le Paraclet annonçant l’avènement de ʿAlī, le Messie ? Al-Ablaq, un des chefs de la secte des Shi’ites pro-abbassides Rāwandīya vers la fin de l’époque omeyyade et le début de l’ère abbasside, et partisan de la doctrine de la métemphotose (tanāsukh), soutenait que l’esprit de Jésus était installé en ʿAlī  [116][116]Voir, entre autres, al-Ṭabarī, Ta’rīkh al-rusul wa l-mulūk, éd.…. Dans une tradition rapportée par le savant ismaélien Jaʿfar b. Manṣūr al-Yaman (m. avant 346/957), ʿAlī est dit avoir déclaré : « Hommes ! Je suis le Christ (al-masīḥ), je guéris les aveugles et les lépreux… Je suis lui et il est moi ; Jésus, fils de Marie, fait partie de moi et moi, je fais partie de lui. Il est le Verbe suprême de Dieu (kalimat allāh al-kubrā) »  [117][117]Jaʿfar b. ManṢūr al-Yaman, Kitāb al-kashf, éd. R. Strothmann,…. Et les exemples de ce genre sont nombreux. Ce qui tend à montrer que pour une bonne partie des Shi’ites (dont la plupart seront qualifiés d’« extrémistes » plus tard), ʿAlī était considéré comme étant le qā’im, le Sauveur eschatologique, une nouvelle manifestation de Jésus (aussi bien dans sa dimension divine que messianique), et ce surtout pendant les premiers temps de l’islam, mais pas uniquement.
77Comme dans d’autres traditions religieuses annonçant la Fin du monde, les problèmes surgissent lorsque cette échéance n’arrive pas ; lorsque le prophète « avertisseur » et le Messie annoncé meurent et que le monde n’atteint pas son terme. L’histoire est alors à récrire, la Tradition à réinterpréter, les textes à infléchir. Si l’on se fonde sur la supposition qui vient d’être exposée, on a l’impression que plus on progresse dans le temps, plus la figure de ʿAlī perd sa dimension divino-messianique (l’assimilant à Jésus-Christ) au profit de la figure du seul successeur légitime du Prophète aux dimensions théophanique, initiatique et mystique transmissibles à ses descendants, les autres imams alides. Autrement dit, si l’on prend en compte notre hypothèse, contrairement à ce que pensent habituellement la plupart des historiens et des islamologues, les traditions shi’ites les plus radicales sur les natures divine, christique et messianique de ʿAlī seraient les plus anciennes, évoluant plus tard dans le sens d’une certaine atténuation. Le premier imam va perdre sa connexion étroite avec Jésus et sa dimension christique messianique, mais les vestiges de cet immense poids religieux vont nourrir son statut hautement divin qui le singularise si fortement dans la spiritualité musulmane en général et shi’ite en particulier.
78 Dans le sunnisme, l’évolution de la figure de ʿAlī est totalement différente. La période omeyyade, mises à part quelques courtes parenthèses, semble marquée par une détestation revendiquée, illustrée par des malédictions publiques de ʿAlī et ses descendants, sur ordre du pouvoir. Parallèlement, certains autres « Compagnons » du Prophète auraient été hissés au rang d’hommes divins, très probablement pour neutraliser l’image shi’ite de ʿAlī ; cela semble particulièrement notable dans le cas de ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, adversaire historique de ʿAlī et sanctifié grâce à son image de champion des conquêtes arabes  [118][118]Voir en particulier A. Hakim, « ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb, calife par…. L’arrivée des Abbassides, d’abord eux-mêmes shi’ites, marqua le terme du culte de la haine de ʿAlī mais, en se « sunnitisant » par pragmatisme politique, le nouveau pouvoir va banaliser et récupérer ce dernier en le plaçant au même rang que les trois autres « califes bien guidés » et d’autres « Compagnons » désormais canonisés du Prophète  [119][119]Sur le comptage tardif de ʿAlī comme le quatrième et dernier…. Comme je l’ai dit précédemment, le sujet mérite une étude à part

 

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