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ATTAWHID, Unicité d'Allah, expliqué par le verset de la Lumière, ’Allâmeh Tehrâni

ithviriw

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Assalamou 'alaikoum wa Rahmatou Allahi wa Barakâtouhou;


Pensée iranienne contemporaine - études religieuses et philosophiques (VII)
Commentaire du verset de la Lumière (ayat al-nûr), de ’Allâmeh Seyyed Mohammad-Hossein Hosseini Tehrâni
(1ère partie)
Traduction et adaptation : Amélie Neuve-Eglise​

"Si les hommes connaissaient la valeur de la connaissance de Dieu, ils ne jetteraient pas leurs regards sur les attraits de la vie de ce monde. […] En vérité, la connaissance de Dieu est le compagnon de tout esseulement, l’ami de toute solitude, la lumière de toute obscurité, la force de toute faiblesse et le remède de toute maladie." Imâm Sâdeq, Al-Kâfi, 8/247/347
Présentation de l’auteur​
’Allâmeh Seyyed Mohammad Hossein Hosseini Tehrâni est l’un des plus grands savants religieux et maîtres gnostiques iraniens du XXe siècle. Il naît le 24 moharram 1345 (4 août 1926) à Téhéran. Après avoir suivi une formation en mécanique, il décide de poursuivre ses études au séminaire religieux de Qom. Il bénéficie alors de l’enseignement des grands maîtres de l’époque et rencontre ’Allâmeh Tabâtabâ’i, qui devient son premier maître spirituel. Il assiste à ses cours de philosophie, de commentaire du Coran et de gnose.
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’Allâmeh Tehrâni

A 27 ans, il se rend à Najaf en vue d’approfondir ses connaissances en jurisprudence islamique, principes de la religion, sciences des hadiths… Sa rencontre avec le gnostique accompli Seyyed Hâshem Moussavi Haddâd [1], qui devient son maître, constitue un tournant dans son cheminement spirituel et sa quête gnostique. Il y vit de profondes expériences spirituelles.
A 33 ans, après avoir obtenu le grade de mujtahid, il rentre à Téhéran où il consacre son temps à diffuser les connaissances religieuses, appelant les gens à ne pas se contenter uniquement de la lettre de la religion, mais à "polir et purifier leurs âmes". Il s’emploie également à mettre en place une résistance intellectuelle contre le gouvernement de l’époque. Il part ensuite s’établir à Mashhad, où il passe les quinze dernières années de sa vie. Il y écrit ses œuvres majeures sur l’unicité divine, la place de l’Imâm dans le chiisme [2] ou encore la question de la résurrection, tout en attirant un nombre croissant d’élèves. Il contribue également à faire connaître la personnalité exceptionnelle de ses maîtres ’Allâmeh Tabâtabâ’i et Seyyed Hâshem Haddâd en écrivant leur biographie. [3]
Ses ouvrages ont été réédités à de nombreuses reprises en Iran et, pour certains, traduits en anglais. [4] Son aura et son œuvre contribuent à revivifier l’intérêt de nombreuses personnes pour la gnose et un islam inséparable d’une réalisation spirituelle personnelle basée sur un équilibre subtil entre foi, intellect et amour.
’Allâmeh Tehrâni quitte ce monde le 9 safar 1414 (29 juillet 1993). Il est enterré à Mashhad, dans le sanctuaire de l’Imâm Rezâ, à proximité de la tombe de l’Imâm. [5]

Le commentaire du verset de la Lumière
’Allâmeh Tehrâni a effectué un commentaire du verset de la lumière au cours de dix conférences données dans la mosquée de Qâ’em, à la fin de sa période de résidence à Téhéran. Ces conférences ont ensuite été retranscrites par écrit et publiées. [6]
Au-delà de sa simplicité apparente, le verset de la lumière renferme un haut contenu gnostique et peut être considéré comme exprimant les aspects les plus subtils de l’unicité divine. Pour cette raison, il a fait l’objet de nombreux commentaires de grandes personnalités intellectuelles de l’islam, dont Mollâ Sadrâ. Le choix d’un tel sujet par ’Allâmeh Tehrâni, et surtout celui de le rendre accessible par une transmission orale dans une langue simple et un lieu ouvert à tous, répond à sa recherche permanente de lutter contre les représentations erronées du monothéisme répandues chez le commun des fidèles, afin qu’ils n’adorent plus "ce dieu qu’ils ont eux-mêmes façonné et créé " [7] selon leurs propres penchants personnels, mais Dieu tel qu’Il est. Sa démarche répond à une volonté de rétablir un lien d’amour et de proximité avec Dieu dans le cœur des croyants en le basant sur une vision juste de l’unicité et de la présence divine dans le monde.
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Seyyed Hâshem Haddâd, l’un des maîtres spirituels de ’Allâmeh Tehrâni
Dans la prolongation de la présentation de la pensée de ’Allâmeh Tabâtabâ’i [8], cette adaptation française du commentaire de ’Allâmeh Tehrâni s’inscrit dans une même démarche visant à faire connaître aux lecteurs francophones certains aspects du riche patrimoine spirituel et intellectuel iranien contemporain. Ce travail n’est pas une traduction stricte des propos de l’auteur, mais correspond davantage à une retranscription des principales idées évoquées, en adaptant certains exemples et expressions.

Verset et signification de la Lumière : les racines d’un débat
اللَّهُ نُورُ السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضِ
"Dieu est la Lumière des cieux et de la terre." (24:35)
Le début de ce verset, d’apparence simple, amène néanmoins certaines questions : que signifie exactement que Dieu est la Lumière des cieux et de la terre ? Parle-t-on ici de lumière sensible, que l’on "voit" lorsqu’il fait jour ? Dans ce cas, doit-on en déduire que lorsque les cieux et la terre sont dépourvus de lumière, Dieu n’y serait plus présent ? Cela ne signifierait-il pas plutôt que Dieu est Celui qui donne la lumière des cieux et de la terre ? La lumière serait alors non pas une chose qu’Il est, mais qu’Il donne, faisant de Lui un éclaireur, Celui qui éclaire (munawwir).
Face à ces interrogations, nous pouvons distinguer trois grandes tendances dans la façon d’interpréter ce genre de versets coraniques.
L’interprétation matérialiste et littérale

L’une de ces tendances consiste à proposer une interprétation exclusivement matérielle et littérale du sens des termes employés dans les versets. Selon les tenants d’une telle école, le vocabulaire coranique ne dépasse pas un niveau de signification sensible : la "Lumière" évoquée dans le verset de la Lumière ne désigne que la clarté du jour issue du soleil. De même, le verset évoquant que "le Tout Miséricordieux S’est établi sur le trône." (20:5) signifie que Dieu s’est littéralement assis sur une chaise matérielle et siège à la manière d’un roi, tandis que "son trône déborde les cieux et la terre" (2:255) veut dire qu’il est tellement grand que sa taille dépasse celle de notre monde. De même, "Ton Seigneur viendra ainsi que les Anges, rang par rang" (89:22) signifie qu’au Jour de la Résurrection, Dieu viendra tel un homme, en marchant, aux côtés de ses anges, et "la main de Dieu est au-dessus de leurs mains" (48:10) indique que Dieu a des mains…
Cette tendance, conduisant à une représentation anthropomorphique de Dieu et le réduisant à une réalité sensible, est particulièrement répandue au sein du courant wahhabite.
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Verset de la lumière (ayat al-nour)

De telles affirmations peuvent aisément être réfutées : affirmer que la "Lumière" dont il est question dans ce verset est une réalité sensible impliquerait que là où sont les ténèbres, Dieu ne "soit" pas. Il faudrait alors postuler l’existence d’un autre créateur à l’origine des ténèbres et de tout ce qui est dépourvu de lumière sensible… Ceci montre à quels résultats contraires mêmes à l’esprit du monothéisme peuvent mener les interprétations littéralistes, alors que l’ensemble du Coran lance une même interrogation dont la réponse est évidente et distillée tout au long des différents versets qui le composent : "Existe-t-il en dehors de Dieu, un créateur ?" (35:3). De nombreuses paroles du prophète Mohammad et des Imâms du chiisme insistent également sur le fait que Dieu n’est pas une réalité matérielle, Il n’est pas un corps : "Celui qui L’a décrit L’a limité, et celui qui L’a limité l’a compté [9], celui qui L’a compté a infirmé Son éternité. Celui qui demande : "Comment est-Il ?" L’aura décrit, et celui qui demande : "Où est-Il ?" L’aura situé dans un lieu particulier." [10]
La suspension de l’intellect et de la compréhension
Une seconde tendance consiste à dire qu’étant donné que la signification du terme "lumière" dépasse le sensible, nous ne pouvons pas en comprendre le sens
. Selon la même logique, "le Tout Miséricordieux S’est établi sur le trône" (20:5) signifie bien que Dieu s’est assis sur son trône, mais nous ne pouvons savoir de quel type de trône il s’agit, et ce que veut dire par là ce verset. De même, Dieu ne peut bien évidemment pas avoir des mains comme celles des hommes, mais nous ne pouvons pas pour autant comprendre ce que signifient les versets évoquant une "main de Dieu". Cette tendance mène donc à la suspension de l’intellect : nous lisons, mais sans pouvoir comprendre.
Elle fut un temps répandue chez un groupe de savants religieux musulmans, les akhbâris [11], et continue de se manifester ponctuellement chez certains penseurs.
Le recours au sens figuré
Pour éviter de tomber à la fois dans les impasses du littéralisme et de la suspension de l’intellect, une troisième tendance consiste à dire que le terme "lumière" doit s’entendre non pas dans un sens littéral qui réduit Dieu au statut d’être matériel, ni dans un sens qui échappe à notre compréhension, mais dans un sens figuré (mâjâzi) : la "Lumière" ne qualifie pas réellement et directement Dieu, mais signifie que Dieu est l’éclaireur (munawwir) du ciel et de la terre, Celui qui donne la lumière sans se confondre pour autant avec elle.
De même, "Ton Seigneur viendra ainsi que les Anges" (89:22) ne veut pas dire que Dieu lui-même viendra, mais que Son ordre (amr) viendra. Par conséquent, les versets du Coran ne véhiculent pas de sens propre (ma’na haqiqiyya), mais constitue un type d’expression détournée en ayant constamment recours au sens figuré. "Quiconque espère rencontrer son Seigneur, qu’il fasse de bonnes actions et qu’il n’associe dans son adoration aucun autre à son Seigneur" (18:110) signifie en réalité "quiconque espère rencontrer les grâces de son Seigneur" : selon cette interprétation, "la rencontre de Dieu" doit s’entendre dans un sens figuré comme étant celle des attributs et bienfaits divins, et non celle de Dieu lui-même.
Le problème majeur de cette troisième tendance repose sur une question très simple : Dieu ne pouvait-Il pas s’exprimer directement au lieu d’avoir recours à des sens figurés, susceptibles de fausser la compréhension du Coran et d’être interprétés de façon diverse et erronée ? L’envoi d’une guidance ne doit-il pas être synonyme de clarté ?
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Commentaire du verset de la Lumière de ’Allâmeh Tehrâni, publié en Iran aux éditions Maktab-e vahi​

En outre, la signification précise de chaque sens figuré ne peut être comprise que sur la base d’un indice et d’une preuve. Or, dans le verset "Dieu est la lumière des cieux et de la terre", d’où et sur quels base et indice reposerait le fait que "Dieu est lumière" signifie "Dieu est celui qui donne la lumière" ? Sur quelle base pourrait-t-on interpréter le fait que "lumière" signifie ici "donner la lumière" ?
Cette troisième tendance ouvre la voie à une grande liberté d’interprétation et à la libre création d’indice et d’analogie. Poussée au bout de sa logique, elle permet d’associer à peu près n’importe quelle signification aux versets, et donc à faire dire au Coran ce que l’on veut. Elle conduit donc, comme nous l’avons vu dans les exemples précédents, à identifier sans raison valable la "rencontre de Dieu" avec celle de Ses bienfaits et attributs, ou encore avec celle de Ses anges. Or, aucun indice susceptible de fonder une telle interprétation figurée ne se trouve dans le Coran.
Solution
Comprendre le sens de la "lumière" attribuée à Dieu dans ce verset requiert une introduction que l’on pourrait résumer ainsi : les mots sont créés pour exprimer des significations générales (ma’âni ’âmma), et non des significations particulières et propres. A titre d’exemple, le mot "lampe" a été créé pour désigner une lampe. Lorsque ce terme a été créé, ce que l’on appelait "lampe" était alors composé d’une mèche et d’un récipient rempli d’huile. Ensuite, ce même terme employé dans un même sens a désigné un ensemble comprenant une mèche, du pétrole et du verre. Puis une ampoule, un support et un fil électrique. Le même mot de "lampe" a donc été employé dans le même sens dans ces trois cas. En apparence, quel rapport entre un récipient d’huile avec une mèche et un globe fluorescent ? Pourquoi n’a-t-on pas inventé un nouveau mot lorsque l’apparence a changé ? Ce constat montre bien qu’au-delà du changement de l’apparence des référents, le mot et sa signification sont restés les mêmes : c’est dans ce sens que nous disons que les mots sont créés pour exprimer des significations générales. Une "forme" particulière de lampe n’est pas contenue dans le sens du mot "lampe", qui a été seulement créé pour désigner un instrument qui permet de produire de la lumière, que sa source soit l’huile, le pétrole, l’électricité, ou toute autre chose.

L’ensemble des mots répond à cette logique. A titre d’exemple, le verbe "venir" a été créé pour exprimer le sens très général de "s’approcher de façon progressive", sans que le moyen permettant cette approche soit contenu dans la signification du mot. Ainsi, si un homme vient, c’est-à-dire s’approche progressivement d’une chose, il le fait par le moyen de ses jambes. Mais si l’on dit que la tempête vient, cela implique la même signification mais par un autre moyen, de même pour des choses immatérielles, comme lorsque l’on dit "cette idée m’est venue à l’esprit". Ici encore, un même terme est employé dans une signification unique et générale dans tous ces cas, sans que sa signification n’implique un moyen et une manière de venir particulière. Ainsi, dans le verset "Ton Seigneur viendra" (89.22), le verbe venir n’implique pas un moyen particulier dans sa signification, et ne sous-entend pas que Dieu devrait avoir des jambes… Il signifie juste que Dieu se rapprochera progressivement des êtres, se manifestera à eux. Point besoin donc de recourir au sens figuré et de dire que cela désignerait "l’ordre de Dieu".

Si l’on prend les mots dans leur sens général et que l’on ne confond pas ce sens avec l’une de leur forme et manifestation concrète, par exemple si l’on ne considère pas qu’ "avoir des jambes" fait partie de la signification de "venir" et que l’on prend ce mot dans sa signification générale, nous pourrons les comprendre sans les réduire à un sens matériel ou figuré. Il ne faut donc pas confondre la signification générale d’un concept – venir –, et la forme concrète selon laquelle il se réalise dans un référent particulier - marcher pour l’homme. De même, le terme de "main" ou de "bras" a été créé pour exprimer l’idée générale d’instrument et de moyen par lequel on réalise une action, on met en ordre quelque chose… et qui permet l’exercice de notre puissance. Elle n’implique donc aucunement d’avoir des doigts ou d’être faite de chair. Dans ce sens général, la "main de Dieu" signifie la voie et le moyen de l’exercice de l’action divine. Dès lors, "les cieux seront pliés dans Sa [main] droite" (39:67) signifie qu’ils seront pliés sous l’effet de l’exercice de la force et de la puissance de Dieu.

Sur cette base, il apparaît que les akhbâris comprennent le terme lumière uniquement dans un sens restreint, et non général pour lequel ce terme a été créé. En réalité, le terme de lumière ne fait pas exception à la règle : la lumière du feu est qualifiée de "lumière", de même que celle du soleil, de l’électricité… tout autant qu’une personne ou une idée peut être qualifiée, selon un même sens, de "lumineuse". Le mot "lumière" a donc été créé pour désigner le sens général de ce qui est apparent en lui-même (zâhir lizâtihi) et qui fait apparaître ce qui est autre que lui (muzhir li-ghayrihi). La lumière sensible est donc apparente, éclairante par elle-même – rien "n’éclaire" ou ne "rend apparente" la lumière si ce n’est elle même -, et elle rend visible tout ce qui est autre qu’elle. Dans ce sens, l’intelligence est également et réellement une lumière : elle est elle-même apparente et "éclairante" (on ne comprend pas l’intelligence par autre chose, mais par elle-même), et rend apparent ce que l’on ignore, telle une lumière que l’on allume dans une pièce au milieu de la nuit et qui nous permet de distinguer ce qui s’y trouve. C’est également dans le même sens qu’il faut comprendre des expressions telles que "cela m’a éclairé" ou "ce n’est pas une lumière".
L’idée majeure qu’il faut ici garder à l’esprit est que les mots ont été créés pour exprimer des significations générales et non restreintes à un cadre strictement matériel ; c’est en gardant ce principe à l’esprit, et en prenant garde à ne pas restreindre une signification à son mode de réalisation dans un être particulier que l’on pourra comprendre la signification précise de nombreux versets coraniques, sans tomber dans des interprétations matérialistes ou relativistes.
Après cette introduction, le sens "Dieu est la Lumière des cieux et de la terre" (24:35) s’éclaire (!) : Dieu est lumière, c’est-à-dire qu’Il est apparent et existant par lui-même, sans besoin d’autre chose, et que les autres créatures deviennent apparentes et existantes par Lui. Dans ce sens, toute lumière, matérielle ou spirituelle, tient ultimement sa source de Dieu, lumière des lumières. Ce verset contient l’essence même du monothéisme, présentant l’ensemble des créatures comme apparentes et existant par Dieu.
Nous voyons alors à quel point le fait de soutenir que Dieu est une lumière matérielle est éloigné de la signification de ce verset ! De même qu’affirmer que Dieu est "l’éclaireur" des cieux et de la terre, qui implique une dualité et une distance entre celui qui éclaire et les choses éclairées.
Dieu est lui-même lumière, et tout devient apparent par Lui – non pas que les choses existaient précédemment dans une certaine "obscurité", mais la réalité même des choses apparaît avec la lumière divine. Par conséquent, "où que vous vous tourniez, la Face de Dieu est donc là" (2:115) ; "où que vous soyez, Il est toujours avec vous"(57:4). Toute créature, toute réalité est une manifestation du Dieu-lumière. "Les cieux et la terre" ne doivent pas non plus être restreints à un sens matériel : Dieu est la Lumière des cieux matériels, mais aussi des cieux spirituels, des cieux de l’âme, et de l’ensemble des êtres qui s’y trouvent. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre que les créatures sont des "signes" de Dieu, c’est-à-dire manifestant un aspect des perfections divines.


Si lorsque l’on regarde un paysage de jour, nous voyons d’abord la lumière avant de voir le paysage – mais la lumière est si évidente que nous ne la voyons pas, et nous contentons de dire que nous voyons des arbres, un pré… De même, nous voyons d’abord Dieu avant de voir la moindre réalité – la nature, mais aussi la gentillesse, le pardon, la beauté… -, mais Il est tellement évident et omniprésent que nous ne Le voyons pas, et prenons chacune de Ses manifestations divines pour des réalités indépendantes.
"Il est toujours avec vous" ne doit donc pas s’entendre dans le sens d’une dualité où Dieu serait d’un côté et la créature de l’autre, mais dans le sens que notre existence même subsiste par Lui ; nous sommes d’abord par Dieu avant d’être nous-mêmes : "Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire." (50:16)

C’est cette réalité que nous trouvons exprimée de façon à la fois belle et profonde dans la prière de l’Imâm Hossein le jour de ’Arafa :
أیَکونُ لِغَیرِکَ مِنَ الظُّهورِ ما لَیسَ لَک حَتَّی یَکونَ هُوَ المُظِهرُ لَک؟ !
"Autre que Toi aurait-il une apparition que Tu n’aurais pas de sorte qu’il serait, lui, celui qui Te fait apparaître ?
مَتَی غِبتَ حَتَّی تَحتاجَ إلی دَلیلٍ یَدُلُّ عَلَیک
Quand aurais-Tu été absent pour que Tu aies besoin d’un indice qui Te montre ?
و مَتَی بَعُدتَ حَتَّی تَکونَ الآثارُ هِیَ الَّتی توصِلُ إلَیکَ
Quand aurais-Tu été éloigné pour que ce soient les traces qui mènent à Toi ?" [12]
Il ne faudrait pas pour autant confondre les manifestations de Dieu sous des formes limités, et Dieu lui-même. Comme nous le rappelle l’Imâm ’Ali dans son adresse à Dieu :
[13]یا مَن دَلَّ عَلَی ذاتِهِ بِذاتِهِ
ش, Celui qui a montré Son essence par Son essence
!
Seule l’essence divine peut réellement montrer Dieu, et non Ses manifestations. Comment le limité pourrait-il montrer l’illimité ? Tel arbre montre juste qu’il a un Créateur infiniment plus grand que lui, tout comme un appareil sophistiqué montre qu’il provient d’une usine dotée de grandes capacités, sans que l’on puisse pour autant se la représenter en observant l’appareil, qui n’en montre qu’un aspect infime. Comment une fourmi pourrait-elle montrer l’essence divine ? L’apparition (zuhûr) ne peut montrer l’Apparent (Zâhir) se trouvant à sa source que selon l’étendue de sa propre existence, c’est-à-dire de façon infiniment limitée. Il faut donc connaître Dieu par Dieu lui-même, et non par les apparitions divines. Dieu-Lumière invite donc à ne pas considérer les réalités en apparences indépendantes comme autant de manifestations de Dieu, mais non à confondre et identifier ces dernières avec Lui.

Cependant, doit-on d’abord connaître Dieu au travers de Ses manifestations, même de manière limitée ? Ou faut-il d’abord connaître Dieu par Dieu, puis connaître Ses manifestations et les êtres par Lui ? Se trouve ici posée une question centrale qu’il faudra éclairer par la suite.
(à suivre)
 
Dernière édition:
Notes
[1] Seyyed Hâshem Haddâd a lui-même été l’élève de Seyyed ’Ali Ghâzi, l’une des plus éminentes figure de la gnose du XXe siècle.
[2] Ses trois œuvres majeures s’intitulent Emâmshenâsi (Connaissance de l’Imâm), 17 Vol. ; Ma’âdshenâsi (Connaissance de la Résurrection), 10 Vol. ; Allahshenâsi (Connaissance de Dieu), 3 Vol. Il a également rédigé plusieurs traités sur le cheminement spirituel, le Coran, l’Imâm Hossein…
[3] Voir Mehr-e tabân, biographie de ’Allâmeh Tabâtabâ’i et Rouh-e mojarrad, biographie de Hajj Seyyed Hâshem Moussavi Haddâd.
[4] Notamment un traité sur le cheminement spirituel composé de notes de cours de ’Allâmeh Tabâtabâ’i rassemblées par ’Allâmeh Tehrânî, intitulé Lobb al-Lobâb et publié en anglais sous le titre de Kernel of the Kernel, Suny Press, 2003.
[5] Sa tombe se trouve précisément au sud-est de la cour Enghelâb (sahn-e enghelâb), à proximité de l’une des entrées du sanctuaire.
[6] Nous nous basons sur la version éditée par les éditions Maktab-e vahi, 1390 (2011), 288 p.
[7] Hazrat-e ’Allâmeh Ayatollah Hâjj Seyyed Mohammad Hossein Hosseini Tehrâni, Tafsir Ayeh-ye Nour, Maktab-e Vahi, 1390 (2011), introduction de Seyyed Mohammad Mohsen Hosseini Tehrâni, p. 20.
[8] Voir les numéros 64, 66, 67, 70, 71, 77 de La Revue de Téhéran.
[9] C’est-à-dire L’a considéré comme une réalité ayant plusieurs parties.
[10] Parole de l’Imâm ’Ali, Nahj al-Balâgha, Sermon 152/94/185.
[11] Certains ont néanmoins des tendances matérialistes en réduisant, à l’instar du premier groupe, la signification des versets à des réalités sensibles. Les akhbâris fondent leurs affirmations sur des paroles qu’ils attribuent au prophète Mohammad ; néanmoins, la majorité des hadiths qu’ils citent pour justifier leur théorie ont en réalité été forgés de toute pièce par des personnes comme Obbay ibn Ka’b, Ka’b al-Ahbâr ou encore Abou Harireh. Cette invention de hadiths, qui arrangeait le pouvoir, a été particulièrement répandue à l’époque de Mo’âwiya et s’est prolongée après lui. Les akhbâris mettaient également en relief certains passages de la Thora et de la Bible présentant Dieu avec les attributs de la corporalité, en disant que le Coran se situait dans le prolongement d’une telle tradition. Le groupe des osoulis, de tendance rationaliste, s’est efforcé de combattre cette tendance et ses déviations.
[12] Traduction de Christian (Yahyâ) Bonaud, L’Imam Khomeyni, un gnostique méconnu du XXe siècle, Al-Bouraq, 1997, p. 61.
[13] Bihâr al-Anvâr, Vol. 91, p. 243. La même idée a été exprimée par l’Imâm Sajjâd, quatrième Imâm du chiisme, dans l’une de ses invocations : "Je T’ai connu par Toi, c’est Toi qui m’a guidé vers Toi et qui m’a invité à Toi. Si ce n’était par Toi, je n’aurais su ce que Tu es." Al-Iqbâl : 1/157
 
Pensée iranienne contemporaine – études religieuses et philosophiques (VIII)
Commentaire du verset de la Lumière (ayat al-nûr) de ’Allâmeh Seyyed Mohammad-Hossein Hosseini Tehrâni
(2ème partie),
Traduction et adaptation* : Amélie Neuve-Eglise​

"Si les hommes connaissaient la valeur de la connaissance de Dieu, ils ne jetteraient pas leurs regards sur les attraits de la vie de ce monde. […] En vérité, la connaissance de Dieu est le compagnon de tout esseulement, l’ami de toute solitude, la lumière de toute obscurité, la force de toute faiblesse et le remède de toute maladie." , Imâm Sâdeq, Al-Kâfi, 8/247/347

اللَّهُ نُورُ السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضِ

"Dieu est la Lumière des cieux et de la terre." (24:35)​
Dans la partie précédente [1], nous avons vu que les mots sont créés pour exprimer des significations générales : la lumière n’est pas limitée à la lumière sensible comme celle d’une lampe ou du soleil, mais désigne plus généralement tout ce qui est apparent en lui-même (zâhir lizâtihi) et qui fait apparaître ce qui est autre que lui (muzhir li-ghayrihi). Toute réalité répondant à cette définition peut donc être qualifiée de "lumière" au sens réel : Dieu, l’intelligence, la vie…
Dieu est lumière signifie donc que Dieu est par Lui-même, c’est-à-dire qu’Il n’est existentié par aucune autre réalité et qu’Il est, lui seul et par essence, à la source de tout ce qui est. En résumé, Il ne dépend de rien et tout dépend de Lui. Parce qu’Il est apparent par essence et qu’Il fait apparaître tout ce qui est autre que Lui – les créatures spirituelles, matérielles, Ses Noms… -, Dieu est lumière : Allahu nûr.
Connaître Dieu
Nous en étions arrivés à la question suivante : si Dieu est apparent par Lui-même et fait apparaître ce qui est autre que Lui, comment l’homme peut-il connaître Dieu ?
Un premier constat s’impose : l’homme ne peut connaître totalement Dieu par ce qu’Il rend apparent : comment prétendre connaître le soleil en regardant une plante éclairée par l’un de ses rayons ? Lorsque nous voyons la plante éclairée par le soleil, nous ne voyons qu’une chose éclairée, et non le soleil lui-même. Si l’on veut connaître le soleil, il faut donc le connaître par lui-même ; il faut lever la tête et "voir le soleil par le soleil". [2] L’homme ne peut donc pas connaître Dieu par autre chose que Dieu : Il doit être connu par lui-même, et non par les choses qu’Il manifeste : "Comment pourrait Te montrer ce qui, dans son existence, a besoin de Toi ? [3] Autre que Toi aurait-il une apparition que Tu n’aurais pas de sorte qu’il serait, lui, celui qui Te fait apparaître ? [4]" Les créatures n’ont aucune réalité indépendante de Dieu qui permettrait de Le connaître par elles, étant donné que tout leur être dépend de Dieu. Quel que soit le signe ou la créature par laquelle on souhaite connaître Dieu, Dieu était avant lui et est à l’origine de son existence : "Quand aurais-Tu été absent pour que Tu aies besoin d’un indice qui Te montre ? Quand aurais-Tu été éloigné pour que ce soient les traces qui mènent à Toi ?" [5]
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’Allâmeh Tehrâni

Si l’homme ne peut donc pas connaître Dieu tel qu’Il est par Sa création, a-t-il pour autant la capacité de connaître Dieu par Dieu lui-même ?
La réponse semble en apparence négative : dans la tradition islamique, de nombreuses paroles du prophète Mohammad et des Imâms insistent sur le fait que la pensée de l’homme ne peut connaître l’essence (dhât) de Dieu : "Réfléchissez au sujet des bienfaits [6] de Dieu, mais ne réfléchissez pas au sujet de l’essence de Dieu." [7] En effet, comment le limité pourrait-il prétendre connaître et embrasser l’illimité ?
De même, un verset du Coran souligne que Dieu montre Ses signes "aux horizons", c’est-à-dire dans le monde créé [8], et en l’homme : "Nous leur montrerons Nos signes aux horizons (fil-âfâq) et en eux-mêmes (fi anfusihim), jusqu’à ce qu’il leur devienne évident qu’Il [Dieu] est la Vérité." (41:53). Le Coran lui-même invite donc en apparence à connaître Dieu par Sa création, mais non par Lui-même – c’est-à-dire à connaître Dieu de façon limitée et restreinte – tout comme la plante éclairée ne montre qu’un aspect infime de la lumière du soleil.
Face à cela, plus de vingt versets du Coran énoncent que l’homme "rencontrera" Dieu, impliquant une connaissance directe de Dieu lui-même. [9] De même, certains Imâms ont affirmé la possibilité de "voir" Dieu. [10] On demanda ainsi un jour à l’Imâm ’Ali : "Ô prince des croyants, as-tu vu ton Seigneur ?", et l’Imâm répondit : "Comment adorerais-je un Seigneur que je n’ai pas vu ?!" Avant de continuer : "Les yeux ne Le voient pas par la vision des regards [11], mais les cœurs Le voient par les vérités de la foi." [12] Cette contradiction apparente entre les sources énonçant l’impossibilité de connaître Dieu et celles évoquant le contraire a été à la source de débats multiples. Différents courants religieux ont chacun proposé leur solution en vue de résoudre cette difficulté.
Les solutions proposées
Certaines personnalités du courant akhbâri [13] ont insisté sur le fait que l’homme ne peut ni voir ni connaître Dieu par aucun moyen : comment un être limité et faible pourrait-il connaître l’Illimité, l’Absolu ? Quant aux versets et hadiths évoquant la possibilité de connaître et de voir Dieu, il faut selon eux les comprendre dans un sens figuré (majâzi) : voir Dieu signifie voir Ses grâces, Ses anges, Sa satisfaction… mais non Dieu lui-même.
Un autre groupe défend au contraire la possibilité de voir Dieu au sens propre et réel, en s’appuyant sur des versets et hadiths allant dans ce sens. Selon eux, les paroles des Imâms évoquant l’impossibilité de connaître Dieu font en réalité référence à l’existence de différents degrés de connaissance : cette impossibilité ne concerne que la connaissance imparfaite du commun des croyants ; cela n’excluant pas pour autant que certains puissent s’élever à une connaissance réelle de Dieu tel qu’Il est.
Comment se positionner face à ces deux écoles ? Est-il réellement possible de rencontrer et de connaître Dieu tel qu’Il est ? Nous touchons ici à un point fondamental concernant la question du rapport de l’homme avec Dieu, ainsi que l’essence et le but même de la création. La réponse à une telle interrogation nécessite la compréhension d’un principe épistémologique de base : un être ne peut connaître un autre être que s’il existe quelque chose de cet être dans le sujet connaissant. [14] Toute connaissance nécessite donc l’existence d’une réalité commune entre le sujet et l’objet de la connaissance.
Si en apparence, le monde dans lequel nous vivons se caractérise par sa diversité, il n’en existe pas moins de nombreux points communs entre les êtres rendant possible un certain degré de connaissance mutuelle. Ainsi, sur la base du principe cité plus haut, un homme peut connaître un animal, par exemple un mouton, sur la base de ce qu’ils ont en commun : le mouton partage avec l’homme sa corporalité, son animalité, le fait qu’il mange, qu’il grandisse, qu’il respire, qu’il perçoive les particuliers… [15] Nous pouvons donc connaître du mouton ces aspects que nous partageons avec lui. Néanmoins, nous ne pourrons jamais connaître la différence spécifique, c’est-à-dire la réalité profonde qui fait du mouton un mouton. [16] Si c’était le cas, c’est-à-dire si nous connaissions l’ensemble des aspects qui font qu’un mouton est un mouton, nous en serions nous-mêmes un… Notre connaissance des êtres s’arrête donc lorsque nous arrivons à ce qui constitue le fond de leur identité. Il en va de même pour la connaissance des hommes entre eux : nous nous connaissons mutuellement dans les aspects humains que nous partageons, mais ce qui fait l’individualité profonde d’une personne nous échappera toujours. Dans ce sens, si la connaissance parfaite de l’ensemble des choses nous était accessible, toute différence serait abolie et il n’existerait plus qu’une seule et unique réalité.
Appliqué à la question de la connaissance de Dieu, ce principe nous permet de répondre en partie à notre interrogation : nous pouvons connaître Dieu autant qu’il y a d’aspects communs entre nous et Lui. Ce qui nous amène à une autre question : partageons-nous quelque chose avec Dieu ? Et en cas de réponse affirmative, quels sont ces aspects communs ?
Comme l’ensemble de ce qui existe, l’homme est une réalité par laquelle Dieu se manifeste ; l’homme est donc une manifestation de Dieu mais à la différence des autres créatures, il l’est de la façon la plus achevée qu’il soit : il est à la fois celui en qui Dieu a insufflé Son esprit, à qui Il a appris l’ensemble de Ses Noms et perfections, et dont le rang est si éminent que Dieu a ordonné aux anges de se prosterner devant Lui : "Il apprit à Adam tous les Noms" [17] (2:31) ; "Dès que Je l’aurais harmonieusement formé et lui aurait insufflé Mon esprit, jetez-vous alors [les anges], prosternés devant lui”" (15:29). Signe ultime de son éminence et des perfections qu’il recèle, Dieu a fait de l’homme son "Lieu-tenant" et celui qui Le représente sur terre : "Ton Seigneur confia aux Anges : “Je vais établir un lieu-tenant (khalifa) sur terre" (2:30).
L’anthropologie coranique présente donc l’homme comme possédant en lui l’ensemble des perfections divines à l’état de potentialité. Son existence terrestre doit dès lors devenir un cheminement spirituel permettant leur actualisation ; actualisation permettant elle-même une connaissance plus parfaite de Dieu au travers de ces perfections qu’il porte en lui et qui ne sont autre que l’Esprit et les Noms divins.
Dans ce sens, si l’homme porte son attention et s’attache au monde sensible et à sa multiplicité, il ne verra que séparation et réalités limitées : il ne pourra alors connaître Dieu que de façon infime, car il n’aura pas construit de lien avec Lui. S’il s’efforce au contraire de dépasser l’horizon de la multiplicité et de la matière, en portant son attention au monde spirituel, et en disant : "Je tourne mon visage exclusivement vers Celui qui a créé les cieux et la terre" (6:79), l’homme se rapprochera alors du monde des attributs divins. Il passera progressivement de la multiplicité à l’unité, de la vision des "choses" éclairées par le soleil à celle du soleil lui-même, et connaîtra le soleil par le soleil. Sur cette base, le verset du Coran que nous avons cité plus haut prend un tout autre relief : "Nous leur montrerons Nos signes aux horizons (fil-âfâq) et en eux-mêmes (fi anfusihim), jusqu’à ce qu’il leur devienne évident qu’Il [Dieu] est la Vérité." (41:53). Les "signes" que Dieu montre aux hommes en eux-mêmes ne sont autres que les Noms divins et Son esprit par lequel Dieu qui se montre à l’homme tel qu’Il est en lui-même, dans sa Vérité. C’est également dans ce sens que l’on peut comprendre ce hadith de l’Imâm ’Ali : "Qui connaît son âme, connaît son Seigneur." [18]
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Début du verset de la lumière

Par conséquent, les paroles des Imâms niant la possibilité de voir Dieu signifient que tant que l’être de l’homme reste tel qu’il est, c’est-à-dire un être limité et soumis à mille passions, il ne peut naturellement pas connaître le Créateur tel qu’Il est. Sa pensée limitée ne peut donc pas connaître Dieu : même s’il est doté d’une forte intelligence, il ne connaîtra par ce biais de Dieu qu’une forme qui sera la propre création de son intellect, et non Dieu lui-même. Les hadiths soulignant l’impossibilité de connaître Dieu par la pensée sont donc justes – mais n’impliquent pas une négation de la possibilité de connaître Dieu de façon absolue, comme le voudraient les akhbâris.
Lorsque l’homme s’élève spirituellement de tout son être, et non pas seulement mentalement, il peut alors atteindre Dieu et Le connaître tel qu’Il se connaît Lui-même. Cette connaissance ne peut donc être atteinte que si l’homme n’est plus un homme, c’est-à-dire lorsqu’il ne se voit et ne se vit plus comme un être indépendant face à l’essence de Dieu. Il est alors un être qui a dépassé l’horizon de la multiplicité et de son existence limitée pour arriver là où seul Dieu est.
Il reste bien entendu possible et même recommandé de contempler les "signes" (ayât) des horizons présents dans la création terrestre et connaître ainsi Dieu par eux, mais cette connaissance, bien qu’ayant de la valeur en elle-même, ne sera que parcellaire et particulière. Connaître Dieu au sens vrai implique donc de dépasser ce qui est autre que Dieu pour arriver à Dieu. Tout ce qui est autre que lui constitue un voile entre Lui et l’homme, car Dieu ne peut s’accorder et se montrer en présence de ce qui est autre que Lui.
Le pèlerin spirituel doit alors suivre les conseils des femmes de la tribu de Leili, répondant au vœu de l’amoureux Majnûn :
J’ai souhaité, de loin, apercevoir Leili d’un regard
Afin d’apaiser la passion qui me consume de l’intérieur
Les femmes de la tribu dirent : espères-tu ainsi voir
Leili avec ces deux yeux ?! Meurs donc avec la douleur de telles prétentions !
Et comment verrais-tu Leili avec les yeux par lesquels tu vois
Autre qu’elle, et que tu n’as pas purifié par les larmes ?
Et goûterais-tu le plaisir de t’entretenir avec elle alors que
Tes oreilles ont goûté les paroles d’autres qu’elle ?
L’amour au sens vrai

Dans le chapitre de ses Asfâr [19] consacré à l’amour, Mollâ Sadrâ démontre que l’amour n’a pas pour objet la matière, et ne se résume pas au désir d’union d’un corps à un autre corps : si l’on fusionnait en effet chacune des cellules de deux amants, leur amour ne disparaîtrait pas. Le sujet de l’amour est donc l’âme, animée par le désir de s’unir à l’esprit de l’être aimé. Cette union avec l’Aimé n’est néanmoins possible que si l’ensemble des particularités et caractéristiques qui constituent le "moi" de l’amant disparaissent, c’est-à-dire par une attraction et un effacement des singularités de l’être qui sont autant de voiles différant et éloignant de l’Aimé.
Cet amour, ainsi que l’attraction et le désir d’union qu’il présuppose, est une condition essentielle permettant cette transfiguration et unification de l’être accédant à la connaissance de Dieu tel qu’Il est. Car comment connaître Dieu avec la multiplicité qui compose notre être, nos fantasmes et nos désirs qui l’éparpillent vers mille directions ? Chacun d’entre eux est telle une idole qui se dresse face à Dieu - comme le font remarquer à Majnûn les femmes de la tribu de Leili. Il faut donc commencer par se purifier les yeux. Selon certaines traditions musulmanes, Dieu n’aime aucun œil autant que celui qui pleure – pleurer permettant de réaliser sa pauvreté existentielle, son statut d’apparition n’étant rien en soi et tout par Dieu, et de purifier les yeux de tout ce qui n’est pas Dieu. Pleurer constitue la première étape de la voie menant à la connaissance de Dieu par Dieu.
***
Dieu est Lumière, Il est l’Apparent (al-Zâhir) et Il fait apparaître l’ensemble des êtres. Chaque être est une apparition (zuhûr) et arrive à l’Apparent en perdant son statut d’apparition, tel un rayon qui revient au soleil et qui connaît le soleil par le soleil.
Nous sommes donc invité à deux types de connaissance : à connaître Dieu par Ses effets et signes, telle une personne assise derrière un mur qui entend le bruit d’une ville et "connait" ainsi l’existence de cette ville. Mais l’homme est également inviter à franchir ce mur et à cheminer vers cette ville pour contempler sa beauté de ses propres yeux…
Les Imâms ont eux-mêmes souligné cette réalité en appelant l’homme à connaître Dieu par Dieu ; appel qui n’est autre qu’une invitation au voyage, à dépasser son moi limité, et au perfectionnement spirituel auquel nous a convié le Créateur en insufflant Son Esprit en l’homme : "Par Toi je T’ai connu et par Toi Tu m’as conduit à moi et m’a invité à Toi ; sans Toi, je ne saurais qui Tu es." [20]
(à suivre)

* Nous avons dans cette partie rajouté certaines informations sur l’anthropologie coranique, et notamment le statut de l’homme comme khalifa de Dieu, afin de rendre le contenu du commentaire plus abordable.
Notes
[1] Voir le numéro précédent de La Revue de Téhéran.
[2] Cette métaphore est néanmoins incomplète, car l’idée de soleil et de chose éclairée par le soleil implique une dualité, alors que les choses créées par Dieu ne sont pas séparées de Lui mais constituent autant de manifestations particulières des perfections divines (à ce sujet, voir la première partie de ce commentaire publiée dans le numéro précédent de La Revue de Téhéran).
[3] Cette phrase est extraite de l’invocation de ’Arafa (do’â-ye ’Arafeh) de l’Imâm Hossein.
[4] La traduction de cette phrase est de Christian (Yahyâ) Bonaud. Voir la fin de la première partie du commentaire du verset de la Lumière dans le numéro précédent de La Revue de Téhéran.
[5] Invocation de ’Arafa, traduction de Christian (Yahyâ) Bonaud, L’Imam Khomeyni, un gnostique méconnu du XXe siècle, Al-Bouraq, 1997, p. 61.
[6] Ici, le terme de bienfaits (âlâ’) doit être compris comme désignant les attributs de Dieu, ses grâces, Ses créatures et Ses signes – c’est-à-dire tout ce qui est autre que Son essence même.
[7] ’Allâmeh Mohammad Hossein Tehrânî, Allahshenâsî, Vol. 1, p. 86, note.
[8] Dans la vision du monde coranique, les créatures de ce monde sont autant de signes (ayât) manifestant certains aspects et perfections du divin. C’est dans ce sens que la connaissance de certaines créatures peut nous permettre d’atteindre une connaissance, bien que limitée et imparfaite, de Dieu.
[9] Voir l’exemple donné à ce sujet dans la première partie de ce commentaire, selon lequel le concept de rencontre avec Dieu concerne la rencontre de l’homme avec Dieu lui-même, et non sa rencontre avec Ses bienfaits, certaines de Ses manifestations, etc.
[10] ’Allâmeh Tehrânî cite des paroles des Douze Imâms du chiisme fondés sur une chaîne de transmission connue et dont l’authenticité est avérée.
[11] Il est ici question de l’organe de la vue sensible qui ne perçoit que le monde matériel. L’Imâm ’Ali veut ici souligner que Dieu n’est pas un être sensible que les yeux pourraient voir, ce qui le réduirait au statut d’être matériel et limité.
[12] Bihâr al-Anwâr (Les mers de lumières), Vol. 2, p. 120. Hadith rapporté de Kifâyat al-Athar, Vol. 4, p. 118 le rapportant lui-même de Al-Amâli de Sheikh Sadouq. Op. Cit. ’Allâmeh Tehrâni, Allahshenâsi, Vol. 2, p. 127.
[13] A propos des positions générales du courant akhbâri, voir la première partie du commentaire.
[14] En arabe, ce principe est exprimé par la loi suivante : "lâ ta’rif shay’un shay’an illâ bimâ huwa fih minhu" que l’on pourrait littéralement traduire par "une chose ne connaît pas une [autre] chose sauf par ce qu’elle [la chose qui connait] a en elle d’elle [la chose connue].
[15] Les particuliers s’opposent ici aux concepts universaux dont la compréhension est le propre de l’homme, et qui est à la base de sa rationalité.
[16] Il ne s’agit pas ici de la simple apparence du mouton qui le distingue d’une vache par exemple, mais la cause même, le principe qui fait du mouton un mouton. De même, ce qui fait de l’homme un homme n’est pas le fait d’avoir deux yeux, une bouche, deux bras – sinon le singe serait très proche de l’homme et un robot perfectionné en serait un – mais sa faculté de saisir les universaux (c’est-à-dire de dépasser le niveau de perception des réalités singulières et de comprendre le concept général de "mère" par exemple, et pas seulement celui de "ma mère"), pour ensuite procéder à des raisonnements rationnels sur la réalité. Cette rationalité se manifeste notamment par la faculté de parler, ce qui a conduit la tradition philosophique à définir l’homme comme un "animal parlant" (haywân nâtiq).
[17] Les noms sont l’ensemble des perfections divines – la miséricorde, la générosité, la gratitude, la justice… - que l’homme détient en lui à l’état de potentialité et qu’il est appelé à actualiser en lui-même durant sa vie terrestre, afin de se rapprocher existentiellement de Dieu et de devenir son lieu-tenant (khalifa) au sens vrai.
[18] Sharh Ghurar va Durar, Vol. 5, p. 194, No. 7946.
[19] Les Asfâr sont une somme philosophique écrite par Mollâ Sadrâ, philosophe iranien des XVIe-XVIIe siècles.
[20] Invocation de l’Imâm Sajjâd, quatrième Imâm.
 

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